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Critiques

Belladonna of Sadness

Eiichi Yamamoto

par André Roy

Belladonna of Sadness (La belladone des tristesses en est le titre français) d’Eiichi Yamamoto est une adaptation très libre de La sorcière de Michelet, un livre plus littéraire qu’historique publié en 1862; sa parution déclencha des polémiques, on accusa Michelet de faire l’apologie du satanisme. Il est vrai que c’est un livre étrange, pour ne pas dire déjanté, dans lequel la sorcière est la dépositaire de secrets, dont ceux de la médecine, tout en étant un emblème de la grâce sexuelle et de la révolte contre les pouvoirs. Cette figure hors norme ne pouvait, au moment de la production de Belladonna…, qu’être parfaitement en résonance avec l’atmosphère des années 1970, riche en contestations de toutes sortes (politiques, familiales, sexuelles) et en extravagances diverses (par la musique, par les drogues); qui pouvait correspondre à la culture underground de l’époque à laquelle le film d’animation de Yamamoto se rattache indubitablement du point de vue esthétique, un film qui demeure moderne par son côté expérimental et son message féministe.

Ce film d’animation vient d’être restauré en 4 k et est de nouveau diffusé. C’est une œuvre qui peut être lue comme un mélodrame (le mot « tristesses » dans le titre pourrait être un indicateur du genre) ou bien comme un film de vengeance à la manière de Lady Snowblood de Toshiya Fujita. Mais c’est avant tout un film d’animation totalement singulier, tant par son dessin que par sa thématique érotique, de même qu’il est l’héritier de la musique rock et du psychédélisme. Il est le troisième volet d’une série de longs métrages pour adultes produite par Mushi Production, la société du « dieu du manga » que fut Osamu Tesuka (le concepteur de la série télévisée Astro, le petit robot) qui, en difficulté, fit faillite tout de suite après la sortie du film en 1973.

Belladonna of Sadness est plus fidèle à l’esprit du livre de Michelet qu’à sa structure d’essai – notamment par ses métaphores sur la femme comme grâce totale, tout en lignes et en courbes, lacis qui enlacent. Eiichi Yamamoto en a tiré une fiction qui se déroule au Moyen Âge. Jeanne et Jean, jeunes paysans et serfs écrasés par les taxes de leur seigneur, s’aiment, mais ne peuvent acheter leur mariage auprès de leur maître. Jeanne se fait violer par des hommes de main du châtelain, lequel désire Jeanne. Celle-ci est séduite par le diable (représenté par une forme phallique) qui l’engendre en une sorcière puissante laquelle, sous le nom de Belladone, sème la terreur dans le village pour se venger des mâles. Les situations dépeintes sont des rappels de la période de l’Inquisition, du monde féodal, du mythe du succube et des histoires d’amour tragiques. Jeanne devient – en cela, elle reste fidèle à la description de la sorcière de Michelet – une juste, une visionnaire, une révolutionnaire. Celle qui défend les pauvres et les opprimés et sur le visage de laquelle Yamamoto, à la dernière image du film, superposera à celui de la femme au bonnet phrygien du tableau La liberté guidant le peuple d’Eugène Delacroix.

Par son imagerie, qui évoque plus l’Orient et l’Égypte que l’Europe et la France du XIVe siècle, Belladonna of Sadness peut être décrit comme un film d’horreur érotique; c’est un pinku eiga, soit ce genre cinématographique nippon à teneur pornographique dans lequel la femme subit diverses formes de perversions et de tortures. Mais c’est aussi une histoire romantique sur fond de pastiches et de références plastiques précises; on pense à Alphonse Mucha, à Gustav Klimt et, même, à Egon Schiele et Vassili Kandinsky pour cette Jeanne fortement sexualisée, aux lèvres fortement maquillées de rouge, toute en contorsions : le corps ondule comme un serpent, les cheveux se soulèvent comme sous le souffle d’une respiration et s’allongent comme sous une caresse. C’est une sylphide dont les hallucinations semblent être tirées directement d’un Yellow Submarine (de George Dunning) statique. Quoique fusionnant plusieurs types de peinture (gouache, encre, crayon, etc.), le film est fait de dessins et d’aquarelles fixes dont le mouvement est obtenu par des panoramiques les balayant. Par la multiplication des plans, les couleurs changent, les lignes se déploient, les perspectives se dissolvent et les courbes se rejoignent donnant une impression infinie de volutes et d’arabesques et qui créent un vertige, une hypnose, un rêve. Tout est mutations, métamorphoses; tout est étirements, torsions; on est plongé dans une stroboscopie psychédélique, avec une musique composite (jazz, rock, orchestration dramatique) qui accentue les affects : là, elle excacerbe la violence et, ici, elle renforce le sentiment amoureux; là, c’est la fureur et, ici, c’est la mélancolie.

Belladonna of Sadness est un film hétérogène, éclaté, déroutant. Cette sexploitation en dessin animé, qui aurait pu devenir une fable misogyne tant le corps de la femme y est poétisé, chanté, génitalisé à un haut degré, est avant tout une ode à la femme, à sa force, à sa résilience, à son désir de justice et de révolution.

Le film est présenté en exclusivité à la Cinémathèque Québécoise jusqu’au 11 août.

La bande annonce de Belladonna of Sadness


7 août 2016