Bellamy
Claude Chabrol
par Éric Fourlanty
Il est tout à fait inutile de raconter l’histoire d’un film qui a un tant soit peu de personnalité, de caractère, d’ambition. C’est d’autant plus vrai lorsqu’il s’agit d’un film de Chabrol, cinéaste célébré et sous-estimé, qui, depuis 50 ans, creuse le même sillon, celui des apparences et de la bête humaine qu’elles voilent de respectabilité. À 79 ans, Chabrol n’est plus dans la nouveauté à tout prix depuis longtemps : ses détracteurs parlent de recette et de paresse, ses admirateurs, d’intégrité et de finesse.
Dans ce 53e film (si l’on excepte les réalisations télé), nous avons Bellamy, un commissaire célèbre, heureux en vacances à Nîmes (Depardieu), sa femme plus que parfaite qui rêve de croisière sur le Nil (Marie Bunel), son jeune demi-frère, grand éclopé de l’enfance (Clovis Cornillac), un vendeur d’assurances idéaliste et meurtrier (Jacques Gamblin), une épouse délaissée et neurasthénique (Marie Matheron), une Lolita pédicure (Vahina Giocante) et une punkette en Mère Teresa (Adrienne Pauly). Ces spécimens humains banals et uniques rêvent et travaillent, se croisent et se perdent, se manipulent et s’ignorent, s’aiment et se mentent, bref, ils vivent.
Chabrol n’a jamais été un styliste comme Truffaut ou un esthète comme Godard. Cinéaste plus proche de Renoir et de Tavernier que de ses contemporains de la Nouvelle Vague, c’est un moraliste qui, au 19e siècle, aurait écrit des romans populaires, et qui, dans ce siècle qui ne l’a pas vu naître, continue d’explorer inlassablement en images l’infinie complexité de ses congénères.
Ici, l’intrigue policière frôle l’anecdotique : elle est truffée de circonvolutions, d’allers-retours, de coïncidences et d’impasses. C’est l’étude de caractères qui intéresse Chabrol. C’est Bellamy lui-même, humaniste mi-désabusé, mi-jouisseur, véritable autoportrait hybride entre celui du cinéaste et celui de son comédien principal (dixit Chabrol). C’est la relation tendue, tendre, épique, entre le commissaire et son frère ennemi, là ou se trouve le nud gordien du film. C’est le visage de madone de l’épouse idéale qui, lorsque son mari amoureux lui demande « Si tu avais une double vie, elle ressemblerait à quoi? », lui répond « Mon amour, si je te le disais, ce ne serait plus une double vie. ».
Mine de rien, le cinéaste donne de la noblesse à la trajectoire de ces êtres qui, sous une autre patte, aurait été anodins ou minables. La musique hitchcockienne de son fils Matthieu donne de l’ampleur à ces destins aux allures de faits divers; les décors intérieurs sont d’une précision implacable, véritables mises à plat du statut social des protagonistes qui y vivent; et la mise en scène s’efface derrière ceux et celles qu’elle filme pour traquer au plus près ce qui les anime, tout en leur gardant une part de mystère.
Malgré les cellulaires, la téléréalité judiciaire et le couple de notables gays, l’époque est intemporelle, tant il est vrai que la comédie humaine n’a pas d’âge, et le lieu est « près du centre, loin du bruit », comme l’a si joliment écrit Robert Lévesque Chabrol a-t-il jamais situé l’action d’un film à Paris?
Placé sous l’égide de deux Georges, Brassens et Simenon, Bellamy est le film d’un misanthrope bon vivant (à moins que ça ne soit le contraire ). Lorsque le commissaire déclare à sa femme «J’ai trouvé une forme de dignité à me mépriser moi-même.», Depardieu, sobre et impérial, donne toute la mesure de sa fragilité. Mais lorsque le cinéaste invente la plaidoirie chantée, on est dans la fantaisie. Chabrol s’amuse, avec nous et avec lui, il nous prend par la main, nous guide, nous égare, pour notre plus grand plaisir. Il s’amuse entre autres avec les patronymes de ces personnages (Bellamy, Leullet, Lebas, Gentil, Leprince, Bonheur, Sancho), qui deviennent autant de signes d’une vie prédestinée, avec laquelle il faut bien composer. Au-delà du clin d’il rigolard, c’est une manière élégante pour le cinéaste de mettre en relief le drame et la beauté de toute vie : celui de n’en avoir qu’une.
30 juillet 2009