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Critiques

Belle toujours

Manoel De Oliveira

par Philippe Gajan

Disons-le, il y a un plaisir extraordinaire à regarder Belle toujours. L’élégance, l’extraordinaire souci du détail, dans le geste et le mot, le plaisir de côtoyer deux immenses comédiens à leur meilleur, et l’hommage d’un grand à un autre grand… Car le dernier film du maître de Oliveira se présente comme un hommage et une suite à l’un des chefs-d’œoeuvre de Luis Buñuel, Belle de jour (1967). Il y a dès lors cette tentation insurmontable d’utiliser un titre de Buñuel pour parler d’un hommage à Buñuel particulièrement parce que ce film rend polisson. On pourrait le décrire comme « Le charme discret de la bourgeoisie» ou encore « Cet obscur objet du désir». Disons que la forme même de Belle toujours, celle du divertimento, donne envie de baguenauder en mémoire dans toute l’œuvre de Buñuel (une partie tout du moins). Le film donne envie de jouer à l’unisson du ton adopté par le récit, il rend léger et ce n’est pas la moindre de ses réussites. C’est le gage d’un hommage sensible et réussi, certainement pas pontifiant. On est ici à mille lieues de l’idée d’un monument/mémorial dressé à la mémoire de…

Belle de jour, belle toujours : la proposition sonne comme un adage. Mais au-delà du jeu de mots, gracieuseté ludique et espiègle de de Oliveira, s’impose immédiatement cette question à la fois futile et essentielle : Pourquoi et comment ? Pourquoi et comment réaliser une suite à l’impérissable Belle de jour ?

Pourquoi ? Peut-être que la réponse est inscrite dans le titre : toujours, le temps éternel, le devoir de mémoire, un hommage à la fois au cinéma et à ses éternels, à Buñuel, l’un de ces éternels dont de Oliveira – inusable cinéaste qui, pour fêter ses cent ans l’an prochain, filme actuellement un nouveau long métrage Cristóvão Colombo – O enigma – fut le contemporain (huit ans les séparent) et l’admirateur.

Comment ? Avec grâce, les 68 minutes du film prennent à peine plus que le temps d’une bulle de champagne à éclore. Avec classe, avec humour et avec amour. En offrant à Michel Piccoli l’occasion de reprendre son rôle de Henri Husson 40 ans plus tard, Manoel de Oliveira semble à la fois prendre la mesure du temps qui passe et le gommer dans la mesure où on retrouve ce personnage aux prises avec ses obsessions de 1967 comme si les personnages de cinéma étaient restés suspendus dans l’espace et dans le temps, n’attendant que le démiurge qui les ferait renaître. Quant à la belle Séverine, jouée par la grande Bulle Ogier -– on sait que Catherine Deneuve avait décliné l’offre de reprendre son rôle, ce qui bien involontairement nous renvoie à Cet obscur objet du désir dans lequel le rôle de Conchita était tenu par deux actrices – –, insaisissable, mystérieuse, elle incarne également une forme d’éternité. Cette éternité est pourtant rongée par un secret insupportable : est-ce que Husson a révélé au mari les frasques de la belle avant que ce dernier ne décède ?

Mais le mari mort, ce secret a-t-il encore un sens ? Qu’est-ce qui pousse Husson à poursuivre Séverine, à raviver des souvenirs qu’on pourrait croire désormais rabotés par le temps ? Pourquoi tente-t-elle de lui échapper pour finalement se rendre à son rendez-vous ? À quoi joue ce superbe et attachant aristocrate (ou grand bourgeois, c’est tout comme) alcoolique ? Pas de réponse finalement. Peut-être que simplement de Oliveira a voulu filmer un dîner aux chandelles entre deux grands acteurs dans la peau de deux grands personnages de cinéma. Pour jouer, encore une fois, pour jouer avec le cinéma, pour se jouer du temps et de l’éternité, pour jouer avec la mort ou avec les symboles. Une forme d’éternelle jeunesse en quelque sorte, celle qui se joue à son tour de la nostalgie qui n’aura certainement pas droit de cité dans ce cas.

Manoel de Oliveira a 100 ans (ou presque). Cela lui donne sans doute le droit de jouer autant qu’il le souhaite… À moins que lui-même n’ait fini par boire une potion d’immortalité. Si c’est le cas, c’est réussi, car il a d’ores et déjà rejoint Buñuel, Husson, Séverine et les autres.


12 juillet 2007