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Critiques

BENEDETTA

Paul Verhoeven

par Bruno Dequen

Jésus de Nazareth est à Paul Verhoeven ce que Napoléon fut à Stanley Kubrick. Le grand film rêvé, l’aboutissement logique de son regard sur le monde. Depuis plus de 30 ans, le provocateur néerlandais, dont les films regorgent d’imagerie chrétienne, rassemble ses réflexions et participe à des séminaires autour de la figure du Christ. S’il n’a pu témoigner pour l’instant de cette obsession qu’à travers un livre publié en 2008, nul besoin d’attendre plus longtemps ce film-somme. À travers Benedetta, son adaptation d’un essai historique sur la vie d’une nonne lesbienne italienne au XVIIe siècle, Verhoeven synthétise son rapport à la croyance et aux tabous de la société sous la forme d’un drame historique irrévérencieux qui ne pouvait être fait que par lui.

Quoiqu’on puisse penser du cinéma de Verhoeven, il possède une qualité rare : celle de n’être jamais exactement là où on l’attend. C’est d’autant plus remarquable que ses ingrédients sont pourtant prévisibles : une mise en scène fonctionnelle qui pastiche les genres, de la violence, du sexe, une pincée d’humour scatologique et, surtout, une approche satirique qui se situe constamment sur une frontière poreuse entre exploitation, kitsch et sincérité. Dans Benedetta, tous ces éléments s’accordent parfaitement au récit d’une jeune femme qui, justement, est impossible à cerner. Fidèle à son regard qui demeure davantage politique que psychologique, Verhoeven ne cherche pas à percer l’intériorité de son (anti)héroïne. Interprétée par Virginie Efira avec une intensité distante, Benedetta Carlini demeure insaisissable. De ses transes mystiques à sa prise de pouvoir au couvent, en passant par l’accomplissement de ses pulsions sexuelles, les actions de Benedetta, que le film décrit avec un souci méticuleux teinté d’ambiguïté sur un ton tragi-comique ou parodique, permettent surtout de mettre en exergue les fondations fragiles de l’Église institutionnalisée.

Qu’elle soit carriériste ou sainte, transfigurée par la grâce ou folle, peu importe finalement. Comme pour son projet sur le Messie, Verhoeven s’intéresse avant tout au potentiel révolutionnaire explosif de Benedetta. Et c’est à travers son rapport conflictuel avec la mère supérieure Felicita, incarnée par une Charlotte Rampling dont la froide sagesse laisse peu à peu place au désarroi et à la révolte, que le cinéaste parvient le mieux à explorer son sujet. Dès les premières scènes du film, le ton est donné. Felicita gère son couvent comme une directrice d’entreprise bienveillante. L’attention qu’elle porte à ses consœurs n’a d’égale que ses talents de négociatrice et de gestionnaire financière. Elle est l’employée modèle à la sexualité refoulée d’une Église aussi lucrative que fondée sur un code de vie strict et réglé au quart de tour. Dès sa première rencontre avec la jeune Benedetta, elle la met en garde contre son intelligence. Un avertissement qui sonne moins comme une menace qu’un simple conseil de la part d’une femme lucide qui n’a qu’une obsession : le bon fonctionnement de son couvent.

Des années plus tard, alors que Benedetta va multiplier les visions et les signes potentiellement miraculeux, les réactions complexes de Felicita demeurent admirablement fidèles à ses principes. Son sens de l’observation se méfie de l’intelligence manipulatrice de la jeune femme, son sens des finances tente d’évaluer le potentiel commercial qu’elle peut représenter pour le couvent, son respect des conventions s’indigne de la ferveur troublante de la possédée, et son empathie l’incite à demeurer dans le doute, alors qu’une jeune sœur n’a de cesse de la pousser à condamner Benedetta pour parjure. Contrairement aux hommes qui ne représentent chacun qu’une perspective de l’Église de l’époque, la mère supérieure les incarnent toutes. Malin, Verhoeven construit davantage son discours autour du parcours de Felicita que de celui de Benedetta, cette dernière jouant en partie le rôle de révélateur du visiteur dans Théorème de Pasolini.

Ainsi, Benedetta nous invite à réfléchir à la double prise de conscience de Felicita. Face au mépris des représentants de l’Église, cette fidèle servante embrasse finalement la révolution féministe entamée, peut-être malgré elle, par sa jeune consœur. Mais cette révolte sociale s’accompagne d’un ultime aveu plus important encore : elle n’a jamais ressenti de présence divine et a ainsi vécu toute sa vie selon les principes érigés par l’institution. Or, si les voies de Dieu sont effectivement impénétrables, qui peut rejeter les visions de Benedetta ? La foi réside-t-elle dans l’instauration d’un code moral masochiste ou doit-elle au contraire être un agent de subversion et de libération sexuelle de son époque ? En faisant de Benedetta un personnage davantage égocentrique que Felicita, Verhoeven brouille définitivement les cartes afin de nous inciter à prendre sa satire grotesque au sérieux. Chez lui, le diable, à moins qu’il ne s’agisse de Dieu, est toujours dans les détails.


10 décembre 2021