BERGERS
Sophie Deraspe
par Alexandre Ruffier
Bergers commence par un fantasme. Mathyas (Félix-Antoine Duval), un jeune publicitaire montréalais, admire par une fenêtre l’amphithéâtre romain d’Arles, une ville du sud de la France. Les visions de carte postale s’enchaînent : le bistrot sur la place où l’on boit du rosé, la librairie de livres anciens qui vend aussi des couteaux et du saucisson, le vide-grenier et la buvette où les éleveurs prennent, évidemment, « leur jaune ». Ce mirage touristique présente un décor légèrement abstrait du monde réel afin d’accueillir une deuxième utopie, celle d’une génération fatiguée de LinkedIn et en panne avec son avenir qui se dit, en rigolant, mais y croyant toujours un peu : « au pire on élèvera des chèvres à la montagne ». Car ce n’est pas à l’Empire romain que Mathyas ne peut s’empêcher de penser, mais au pastoralisme, méthode d’élevage plus ancienne encore que la vieille pierre. Avec Bergers, Sophie Deraspe réalise le rêve de tous ceux et celles qui ont un jour idéalisé leur retour à la terre sans pour autant perdre de vue la réalité concrète du monde agricole.
Mathyas démissionne avec un message vocal, pas de paperasse ou de préavis, tout est facile et immédiat. Les ponts de son ancienne vie brûlés, le voilà obligé d’aller de l’avant. La première étape : apprendre son nouveau métier d’éleveur. C’est avec des livres sur la transhumance (le passage des bêtes des pâturages vers les alpages) sous le bras, un chapeau et une besace en cuir fraîchement achetée aux puces que Mathyas s’invite à l’apéro des bergers du coin pour se faire embaucher comme apprenti. Debout devant l’assemblée, avec ses allures d’Indiana Jones malhabile, il se fait charrier par la vingtaine d’habitués accrochés à leurs verres. Mais un des éleveurs, séduit par sa démarche, et par le manque de main-d’œuvre, veut bien le prendre à l’essai. Ce sera son premier échec. Malgré son envie de bien faire, l’incompétence de Mathyas et ses chimères d’une vie plus simple au contact de la nature ne convainquent pas l’exploitant. Pourtant, on lui dit de continuer, déjà parce qu’on manque de volontaires, mais aussi parce qu’il a soi-disant en lui, et on lui répétera que c’est le plus important, la passion. Pas celle du management qui voudrait que l’on se défonce pour des chiffres ; Mathyas l’a laissée derrière lui, celle-là. Non, celle qui brûle, qui consume de l’intérieur et anime les derniers fidèles d’une tâche harassante, essentielle, mais déconsidérée. En travaillant ainsi à travers les fantasmes de la ruralité, Sophie Deraspe place son film sur le fil du romantisme et réussit un numéro d’équilibriste périlleux lors duquel il aurait pourtant été facile de tomber du côté d’un idéalisme innocent douteux.
Le long travail de la réalisatrice auprès des bergers français, ainsi que la présence de Mathyas Lefebure au scénario, auteur du récit autofictionnel dont est tiré l’adaptation de Desraspe, ont sans aucun doute aidé à atteindre cette balance si particulière entre naturalisme et fiction romanesque. Car la dimension romantique du récit qu’embrasse le film est avant tout celle de son personnage principal aspirant écrivain. Mathyas est un idéaliste, au sens le plus mélioratif du terme. Bergers, au pluriel, est ainsi cette rencontre entre un homme animé par ses rêves et les réalités multiples du monde de l’élevage. Toutefois Deraspe a l’intelligence de ne pas chercher à discréditer ses affects romantiques. Au contraire, si le long métrage les nuance, en défaisant certains préconçus du protagoniste, c’est pour mieux enrichir ses penchants fabulistes.
Ainsi, après sa première déconvenue, Mathyas arrive chez Tellier (Bruno Raffaelli), un fermier endetté rendu malade, violent et colérique par l’élevage. Il est épaulé par Ahmed (Michel Benizri), un berger marocain lui aussi désabusé par le métier et la solitude. Après l’enchantement de la nouveauté, Mathyas se frotte à une réalité plus sourde. Deraspe,tout en conservant une certaine légèreté, notamment grâce à la douceur de la direction de photographie de Vincent Gonneville, explore dans un décor aride la souffrance d’une paysannerie abandonnée par l’État. D’un roman d’initiation, on est désormais plus proche de La comédie humaine. Les bergers vivent dans des bicoques à l’eau marron, parlent des travailleuses du sexe qu’ils vont voir dans des caravanes à l’arrière d’un bar et frappent les brebis avec un bâton de ski pour passer leurs colères. Mais c’est également à ce moment que Mathyas trouve l’inspiration pour écrire. Il rédige des lettres pour séduire Élise (Solène Rigot), la fonctionnaire de la sous-préfecture qu’il a rencontrée plus tôt. En voix off, il poétise son quotidien et l’embellit. Le travail est dur, mais c’est pour ça qu’il est là. Romancer sa vie et la faire utopie apparaît à ce moment comme un geste vitaliste. Le romantisme devient en quelque sorte performatif : en décrivant, Mathyas agit sur sa vie et c’est d’ailleurs ce qui le poussera à aller de l’avant.
Si Deraspe navigue avec aisance entre politique, candeurs et humour bien senti, elle n’échappe toutefois pas à quelques maladresses. La voix off à tendance poétique, comme certaines réactions des personnages, penche par moment un peu trop vers la naïveté et, si les réalités paysannes sont bel et bien décrites, elles sont parfois moins incarnées, au profit des dialogues. Mais ce sont des maladresses rapidement excusées tant cette envie romanesque permet au film de développer des personnages flamboyants. Que ce soit Tellier, Ahmed ou Dudu (David Ayala), que Mathyas rencontre lors de sa première transhumance dans les alpes, tous proposent une interprétation haute en couleur, certes par moment archétypale, mais systématiquement contrebalancée par certaines saillies naturalistes. On croit aisément à l’humour et aux anecdotes douloureuses d’Ahmed sur son arrivée du Maroc, Tellier dans sa détresse autodestructrice ne peut que susciter l’empathie, et Dudu nous est immédiatement rendu sympathique par sa bonhomie.
C’est simple, mais ça fonctionne – d’autant plus que le film prend le temps de déplier ses séquences dans la longueur, à un rythme en connivence avec le ralentissement que cherche Mathyas. Une décroissance du tempo salutaire qui charrie dans son sillage l’amour que la réalisatrice porte pour son sujet. Deraspe se permet même quelques scènes hors de l’ordre narratif où l’on apprécie simplement de voir les brebis se mouvoir en troupeau ou interagir entre elles. Cette passion documentaire est le facteur déterminant qui permet à Bergers d’être un hommage efficace au pastoralisme, auquel on pardonnera aisément les quelques errances tant ce dernier semble avoir le cœur à la bonne place.
28 novembre 2024