Birdman
Alejandro Gonzales Inarritu
par Helen Faradji
On dit souvent du nouveau film d’un auteur qu’il est la somme des œuvres qui l’ont précédé. Rien ne saurait être plus exact avec Birdman, cinquième réalisation du cinéaste mexicain jusque là auteur de films-grenouilles qui se pensaient toutes plus grosses que le boeuf. Cette fois, oui, enfin, Inarritu semble avoir trouvé les moyens de soutenir son ambition folle, ne se posant plus en démiurge omnipotent mais mettant son indéniable talent de styliste accro aux défis formels au service d’une fable aussi malade que totale, impressionnante que touchante.
Mais plus encore. Car si Birdman parfait en effet la méthode Inarritu, il vient surtout éclairer l’entièreté de son identité créatrice. Avec cette plongée dans le cerveau torturé d’un acteur, anciennement star de films de super-héros tentant de se racheter une crédibilité en adaptant Raymond Carver à Broadway, Inarritu devient bel et bien ce grand cinéaste de la déconstruction qui frémissait mais qu’il n’osait pas tout à fait être jusqu’à présent.
Déconstruction formelle, bien sûr d’abord, lui qui avait multiplié les récits choraux et peaufiné l’art du montage parallèle avec la grâce d’un 38 tonnes dans Babel ou 21 Grams, mais qui paradoxalement trouve cette fois son point d’expression le plus précis et le plus éloquent grâce à l’outil formel le plus fluide qui soit : le plan-séquence. Le génie du contre-point, peut-être ? Dans les coulisses du théâtre St-James (le vrai, l’unique), sur scène, aux alentours dans cette rue new-yorkaise bondée et grouillante, lors des répétitions, des moments de calme, des représentations (le faux du jeu pour mieux faire-valoir le vrai des hommes, comme dans le Vanya on 42nd Street de Louis Malle), la caméra glisse, se faufile, dérape vers le ciel pour mieux permettre de rabouter, en toute invisibilité, les jours et les nuits qui passent, détaillant dans un geste évoquant forcément Altman (un des rares à avoir osé adapter Carver dans Short Cuts, toute est dans toute) les chassés-croisés de tous ces personnages en quête de sens, en quête de vie. Oui, exercice de style assumé, Birdman n’en laisse pas pour autant, comme le faisait déjà Hitchcock dans The Rope, l’époustouflante maestria de son geste technique parasiter l’essentiel.
Car toute cette vitalité, cette urgence portant ce plein aux mille déliés et faisant du plan-séquence un outil bien plus immersif que la 3D empesant plus souvent qu’autre chose ces fameux blockbusters conchiés par Birdman, n’a rien d’artificiel. Se tenant au plus près des corps – celui de l’acteur-metteur en scène, celui de ses acolytes, de sa fille sortant de désintox -, nous faisant partager et ressentir physiquement leurs nombreux déséquilibres, la caméra agit comme révélateur de multiples thèmes et sujets (le film a été écrit à 8 mains, ceci expliquant peut-être cela). De l’intolérable légèreté d’Hollywood à la peur de vieillir (dans Sils Maria, Assayas nous faisait aussi le coup cette année, s’y arrêtant néanmoins), du droit à une deuxième chance à l’égocentrisme de ceux qui sont en train de chuter, de l’indifférence des jeunes générations aux mensonges et artifices que sont nos vies les plus quotidiennes, de l’amour à la folie, de la noblesse du théâtre défendue bec et ongles par des critiques malhonnêtes, pétris par l’amertume de ne pas, ne plus, savoir trouver leur place, tout est évoqué, tout vole dans l’air, tourbillonnant au milieu d’un jeu de miroirs entre la fiction et le réel aussi passionnant que vertigineux (oui, Keaton a été Batman, oui, Keaton peine à retrouver sa place, dans la vraie vie aussi). Multidimensionnel, riche, n’en finissant plus de rebondir ni de résonner, Birdman réussit en outre, comme l’avait déjà fait Kaufman dans Synecdoche New York ou les Coen dans Barton Fink, a privilégier l’angle de la folie pour mener cette danse, osant des décrochages surnaturels qui font de ce théâtre et même plus largement de la création le lieu de toutes les souffrances, de toutes les instabilités (Emma Stone, en fille perdue, constamment assise sur le rebord du toit du théâtre, les jambes appelées par le vide), mais aussi de tous les possibles.
Visite des coulisses autant physiques que mentales, lettrée (on y cite aussi bien Roland Barthes que le baiser, le fameux baiser, de Mulholland Drive), avançant au gré de répliques brillantissimes empruntant tant à la sagacité d’un Woody Allen qu’à la cruauté d’un Polanski, et des sons sourds et enveloppants d’une batterie jazz, Birdman parachève encore ce grand autoportrait, nécessairement nombriliste, mais jamais avare, de l’artiste en souffrance, celui-là même que Lars Von Trier rate à tout coup depuis des années, préférant rejeter la faute sur les autres et les faire payer, et transforme Inarritu, après des années passés sur terre, en oiseau déployant enfin ses ailes. Il était temps.
La bande-annonce de Birdman
30 octobre 2014