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Critiques

Blabla

Vincent Morisset

par Damien Detcheberry

Les temps changent. Au siècle dernier, Peter Greenaway, qui n’avait pas encore renié le septième art, faisait l’apologie de la verte et balbutiante génération Nintendo, porteuse alors des plus grandes promesses quant aux nouvelles formes d’expression et de nouveaux cinémas. Par crainte que cette même génération Nintendo ne souffre aujourd’hui d’un grave trouble déficitaire de l’attention, l’ex-cinéaste devenu artiste multitâche construit désormais des installations interactives et éducatives autour des Noces de Cana de Véronèse et de la Cène de De Vinci . Comme pour faire volte-face suite à ce terrible abus de confiance, papi Greenaway explique donc la Renaissance aux « adulescents » dissipés, met en scène Rembrandt pour les Nuls…. Il a tourné sa veste, tant pis pour lui.

Pendant ce temps, la génération Nintendo, elle, poursuit son chemin, et conformément aux prédictions s’est bel et bien immiscée dans les sphères artistiques les plus diverses. Parfois pour le pire (le bariolé Sucker Punch, filmé avec la grâce d’un éléphant dans un magasin de tubes de gouache), quelquefois pour le mieux, à défaut du meilleur : le succès sur la toile de Blabla de Vincent Morisset, qui se présente comme un « film pour ordinateur », en est un bon exemple. À une condition toutefois, celle de passer outre justement le blabla un peu trop didactique qui accompagne le film et le présente comme un « conte interactif qui explore la communication humaine et ses principes fondamentaux ». Voilà peut-être le principal grief que l’on peut retenir contre ces œuvres hybrides, qui reconnaissent timidement leur filiation à l’univers des jeux vidéos tout en s’efforçant de s’en démarquer, revendiquant à grand renfort de concepts et de notes d’intention leur vocation artistique. Il y a quelque chose d’irritant à décrypter le phénomène Blabla à l’aune de commentaires qui s’accordent à dire que cette œuvre est un film pour ordinateur, pas un mini-jeu vidéo : elle a un but, un dessein ! Comme si cela rabaissait la portée des jeux vidéo dont l’ascendant sur le film, direct ou indirect, est indéniable.

On peut donc aborder cette œuvre en la considérant, comme l’incite fortement la note d’intention, comme une réflexion sur les dimensions du dialogue. Sur une proposition similaire, on pense au court métrage d’animation de Jan Svankmajer, Les possibilités du dialogue (1983), dont la force subversive et la capacité de susciter une vive émotion n’ont pas pris une ride
.

La comparaison entre le film de Svankmajer, en animation « traditionnelle », et celui de Vincent Morisset pose alors une question pertinente sur la notion d’interactivité : où est la véritable participation du spectateur ? Dans sa capacité à cliquer peu ou prou où un jeu animé l’encourage à le faire ? Ou bien dans la force d’une œoeuvre à provoquer chez lui du dégoût, de la peur, de la fascination ?

Mieux vaut appréhender Blabla plus humblement, comme une œuvre plus ludique que réflexive, îlot égaré dans les eaux troubles de la création institutionnelle, mais issu d’un archipel d’œuvres ambitieuses qui ont surgi dans l’industrie du jeu vidéo au début des années 90. Des oeœuvres étonnantes d’un genre considéré alors comme mineur, portées par des créateurs du nom de Steve Grant et de Peter Molyneux, qui proposaient par exemple de jouer au précepteur, cruel ou bienveillant, avec des créatures évolutives appelées Norns (Creatures), voire carrément d’incarner Dieu (Populus, Black & White). Le personnage principal de Blabla, avec sa bouille sympathique de cousin hydrocéphale des Mii – les petits avatars des joueurs de la console Wii – se présente comme un lointain descendant des Tamagotchis, qui continue à vivre sa vie quand on ne s’intéresse pas à lui, et joue avec notre fibre compatissante pour que nous nous occupions de lui le temps d’une pause récréative.

Pour faire passer ce film pour ordinateur de la sage application d’un concept artistique à une vraie œuvre intrigante et entêtante, obsessive comme seuls peuvent l’être certains jeux vidéo justement, il manque à l’exercice une dimension importante de l’interactivité : la cruauté. Cette cruauté nécessaire de tout créateur sur ses créatures, qui transforme l’interaction en enjeu philosophique. Ainsi, contrairement aux Tamagotchis, les concepteurs de Blabla n’ont malheureusement pas donné la possibilité à l’utilisateur de laisser mourir de faim le petit personnage, ni de le torturer. Et si, comme beaucoup, votre premier réflexe lorsque vous avez essayé le jeu Sims a été de brûler votre maison, de tuer votre voisine et de manger votre animal domestique, comme ça, juste pour voir, il vous sera effectivement difficile de goûter à la véritable dimension philosophique du terrifiant pouvoir de l’interaction en jouant à Blabla.

Cette cruauté mise à part, qu’on le prenne comme un film ou un jeu vidéo de poche, Blabla reste tout de même un exercice séduisant, un peu trop prudent dans ses ambitions, mais joliment exécuté. En rendant à César ce qui appartient à César, on saura reconnaître que la poésie, c’est aussi parfois la futilité portée par la grâce.


30 juin 2011