BlacKkKlansman
Spike Lee
par Alexandre Fontaine Rousseau
En soi, l’anecdote vaut son pesant d’or. En 1979, un officier de police de la ville de Colorado Springs contacte le chapitre local du Ku Klux Klan et convainc rapidement ses dirigeants de l’authenticité de son adhésion à la cause de la suprématie blanche. Le hic, c’est que Ron Stallworth est afro-américain – et que c’est difficile d’infiltrer le Ku Klux Klan, quand on est noir. Stallworth recrute donc son collègue Flip Zimmerman afin de jouer son rôle lorsque vient le temps de rencontrer en personne les membres de l’organisation. « Dis joint is based on some fo’ real, fo’ real shit », nous rappelle-t-on d’entrée de jeu. La suite des choses va le confirmer, en invoquant notamment l’ascension de David Duke et l’élection de Donald Trump.
Les meilleurs drames historiques, dit-on, sont des films sur le présent. BlacKkKlansman le confirme en refusant de reléguer le passé aux oubliettes de l’Histoire. Le passé contient ici le germe du présent, l’actualité tragique de la rhétorique haineuse qu’il décortique étant soulignée à grands traits par une mise en scène qui repose entièrement sur les parallèles qu’elle dresse. Notamment entre l’histoire officielle du cinéma, celle de Gone with the Wind et de The Birth of a Nation, et celle de l’Amérique noire. Mais aussi entre l’infiltration par un protagoniste noir de deux institutions racistes, soit le Ku Klux Klan et la police.
Cette « double infiltration » est peut-être l’idée la plus subversive de BlacKkKlansman. D’un côté, Stallworth n’a aucune difficulté à joindre les rangs du KKK. De l’autre, il a toutes les misères du monde à se tailler une place au sein des soit-disant forces de l’ordre. Pour se faire accepter par ses pairs, Stallworth doit en quelque sorte trahir les siens : sa première assignation en tant qu’agent infiltré sera de surveiller les activités d’une organisation étudiante ayant invité Stokely Carmichael à venir donner une conférence en ville. Le discours de l’ex-Black Panther, devenu Kwame Ture suite à un séjour en Afrique, aura un impact profond sur le policier, désormais déchiré entre sa propre démarche réformiste et les aspirations révolutionnaires de ses frères et soeurs.
Cette formidable scène de rassemblement rappelle l’aisance avec laquelle Spike Lee occupait autrefois le rôle d’historien de sa communauté grâce à des films tels que Malcolm X. La dernière décennie n’aura pas été facile pour le réalisateur de Do the Right Thing. Mais avec BlacKkKlansman, Lee arrive enfin à réconcilier les différentes facettes contradictoires de sa propre personnalité. Son militantisme didactique côtoie son côté polémique, sous la tutelle de l’adroit cinéaste de genre qui nous avait donné en 2006 l’étonnant Inside Man. Ici, Lee assume pleinement son rôle de cinéaste populaire, plaçant son talent ainsi que son humour virulent au service d’un film à la fois accessible, revendicateur et nécessaire.
Malgré cette colère vertueuse qui l’anime, BlacKkKlansman reste fondamentalement drôle. Tragique et terrifiant, mais indéniablement comique. Tout en prenant très au sérieux la portée de leur discours haineux, Lee ne rate pas une occasion de se payer la tête de ses Klansmen qu’il dépeint, plus souvent qu’autrement, comme une bande de bouffons. Derrière l’épouvantail de l’idéologie, nous rappelle-t-il, se cachent des hommes qui n’ont pas grand chose dans la tête ; et plus Stallworth imite grossièrement leur discours, plus ceux-ci mordent à l’hameçon. Le message est clair : le portrait le plus juste que l’on puisse brosser de ces individus est la caricature outrancière, car seule celle-ci peut rendre justice à l’imbécilité de leurs idées.
Il faut dire que Spike Lee n’a jamais été particulièrement subtil. Son cinéma privilégie depuis longtemps la force brute, au détriment d’une certaine finesse ; et les lignes qu’il trace ici pour lier l’Amérique de 1979 à celle de 2018 s’avèrent on ne peut plus explicites. Les racistes d’hier hurlent « America first », comme ceux d’aujourd’hui ; ils parlent de célébrer l’héritage blanc, de restaurer sa « grandeur » d’autrefois à l’Amérique. Ce « glorieux passé » est projeté à l’écran lors de l’une des séquences les plus puissantes du film, durant laquelle les membres du KKK se galvanisent en regardant The Birth of a Nation. Lee se réapproprie la technique du montage parallèle perfectionnée par D.W. Griffth, juxtaposant la scène à celle d’une conférence donnée par Harry Belafonte où ce dernier décrit le lynchage d’un jeune homme.
Le film se termine avec un ultime glissement allant du passé au présent, doublé d’un basculement bouleversant de la fiction au documentaire. Des images d’une croix qui brûle nous ramènent directement à la marche de Charlottesville de 2017, puis au meurtre de la militante Heather Heyer. Le même David Duke qui parlait de reprendre le pouvoir politique en 1979 peut célébrer les propos de Donald Trump. La boucle est bouclée. La prophétie s’est réalisée. Le film déboulonne son propre happy end. Il y a un temps pour rire et un temps pour pleurer. Mais, surtout, un temps pour la colère ; et Spike Lee est à son meilleur lorsqu’il est en colère.
États-Unis 2018. Ré. : Spike Lee. Scé. : Spike Lee, Charlie Wachtel, David Rabinowitz, Kevin Willmont, d’après l’œuvre de Ron Stallworth. Ph. : Chayse Irvin. Mont. : Barry Alexander Brown. Son : Philip Stockton. Mus. : Terence Blanchard. Int.: John David Washington, Adam Driver, Topher Grace, Laura Harrier, Ryan Eggold, Jasper Pääkkönen, Corey Hawkins, Paul Walter Hauser, Harry Belafonte, Alec Baldwin. 135 minutes. Dist. : Universal.
20 août 2018