BLUE VELVET
David Lynch
par André Roy
On peut facilement établir des liens à la fois narratifs et esthétiques entre les œuvres de David Lynch. La dernière saison de Twin Peaks, par exemple, donne une forte envie de revoir la série d’origine, mais aussi les films, en particulier Blue Velvet. Pas seulement à cause des deux acteurs, Kyle MacLachlan et Laura Dern, mais en raison de la ville de Twin Peaks (État de Washington) qui ressemble par bien des côtés au Lumberton (en Caroline du Nord) de Blue Velvet. Et aussi parce que la série bien que plus fragmentée et complexe, n’abandonne pas la ligne directrice – on pourrait même dire philosophique – de ce film : un monde moins linéaire, plus circonvolutif, mais qui demeure celui du mal qui s’insinue partout. Certes, le monde a énormément changé depuis 1986, mais le mal est toujours là, dans une vision lubrique et barbare de l’Amérique.
Dans chaque rêve américain gît un cauchemar. Il faut aller au-delà de la surface, de l’apparente tranquillité qu’offre une petite ville américaine idéale comme celle de Lumberton, « la ville du bois », pour découvrir sous ce monde idyllique la peur, la névrose, la violence, le crime, le sexe, la mort : une noirceur implacable. Le drame intéresse le cinéaste, le mystère l’hypnotise. Il veut aller au-delà des limites qu’impose le réel. Et pour, chaque fois, enrichir son style.
Après Dune (1984), qui fut un échec, Lynch écrit un scénario original, qu’il aura de la difficulté à placer. Il souhaite développer une œuvre plus personnelle et il retourne à ses amours : le surréalisme de Eraserhead (1977) et de The Elephant Man (1980). Un surréalisme qu’il greffera cette fois à la vie quotidienne des Américains, dans un film linéaire. Le récit suit un fil dramatique net, troué seulement par quelques plans hétérogènes (une torche qui s’éteint, un rideau rouge qui se soulève), éléments qui participeront à la création de cette inquiétante étrangeté de la fiction. Cette étrangeté se trouve dans le banal ; et rien n’est plus banal que Lumberton, son ciel bleu, ses gazons qu’on arrose et ses arbres où chantent les oiseaux. Mais dans le normal se logent l’accident, l’angoisse, la terreur ; dans le paradis se révèle l’enfer ; dans l’humain se cache un monstre.
Jeffrey Beaumont (Kyle MacLachlan) trouve une oreille coupée infestée d’insectes dans un champ. Son quotidien va en être bouleversé ; il se retrouvera dans un monde parallèle. Ce garçon modèle, dont on se dit que sa vie devrait continuer comme si de rien n’était, verra cette même vie contaminée par le mal (il tuera même). La banalité de l’Amérique apparaît funeste ; au bout de la rue se trouve la mort. Nous nous retrouvons chez Hitchcock, celui de Shadow of a Doubt et Psycho ; l’oreille tranchée est un Macguffin qui déclenche les tribulations de Jeffrey dans un monde obscur. Il rencontre Dorothy Vallens (Isabelle Rossellini), assujettie à Frank Booth (Dennis Hopper), menacée si elle ne satisfait pas ses fantasmes sexuels. Frank est un déviant comme on en voyait peu dans le cinéma d’alors, trash avec son appareil d’oxygénation permanente, un psychopathe qui nous fait passer par des émotions extrêmes et perturbantes – d’autant que celles-ci sont accompagnées par Blue Velvet, la chanson sensuelle, mélancolique, envoûtante de Bobby Vinton. Entre-temps, Jeffrey deviendra l’ami de Sandy (Laura Dern), fille blonde bien sous tous les rapports avec ses robes claires, qui est l’exacte opposée de Dorothy, brune habillée de noir, au comportement ambigu.
La fascination pour Dorothy, avec qui il fera l’amour, amène Jeffrey à adopter une conduite troublante. Il subit une initiation douloureuse. Il découvre les pulsions sexuelles et, surtout, la pulsion de mort. La pulsion scopique (il espionne Dorothy derrière un placard) modifie son désir, qui deviendra sadique (il accepte de la frapper à sa demande). Il est en train de devenir une bête. Il a perdu complètement son innocence. Il semblera la retrouver à la fin du film, avec la famille réunie, son mariage, mais ce ne sera que temporaire comme le montre le plan hyperréaliste du rouge-gorge, oiseau préféré de Sandy, un gros insecte dans le bec, symbole de la prédation. On comprend immédiatement que cette fin est ironique. Blue Velvet apparaît de plus en plus comme le film programme de toute la cinématographie de l’auteur. Personnages ambivalents, thématique à forte connotation psychanalytique, dimension onirique disruptive, esthétique visuelle puissante, à la fois vive et macabre, musique non narrative très texturée : tout est mis en place pour les œuvres ultérieures qui seront plus que jamais fiévreuses. Par elles, David Lynch radiographiera avec une incroyable maîtrise le refoulé des États-Unis.
Ce texte a été publié à l’origine dans le numéro 184 de 24 images.
11 mars 2025