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Critiques

Boardwalk Empire, saison 1

par Helen Faradji

Avant même sa première diffusion, en septembre 2010 sur les ondes d’HBO, le pilote de Boardwalk Empire avait déjà emballé la machine à rumeurs. On prédisait le chef d’œoeuvre, le moment de télé unique, le coup de fouet dont la chaîne qui n’est pas de la télé avait besoin pour se remettre en selle après l’arrêt de The Sopranos. D’ailleurs, on avait confié les rênes de cette plongée dans l’Atlantic City des années 20 à Terence Winter, scénariste de la grande série mafieuse. On avait aussi mis le paquet en en faisant l’épisode le plus cher de l’histoire de la télé américaine, les chiffres officiels s’arrêtant à 18 millions, les officieux s’envolant jusqu’à 50! Et puis, surtout, on avait sorti de sa tanière 35mm monsieur cinéma lui-même, Martin Scorsese qui, après avoir juré que le petit écran ne l’attraperait pas, avait fini par se laisser tenter par l’aventure sous l’insistance de Mark Wahlberg (après Entourage, In Treatment et How to make it in America, l’acteur aux moyens limités s’est transformé en redoutable producteur). Bref, les étincelles étaient plus que prévues, elles étaient programmées.

Et pourtant, quelque chose déçoit devant ce premier épisode, ouvrant des milliers de portes sans jamais vraiment oser regarder plus loin. Quelque chose comme une mise en scène alourdie, profitant certes des impressionnants décors recrées en dur et d’une photographie magnifique, mais trop soucieuse, on le sent, de vouloir créer ses effets à coups de longs travellings aériens et de plans-séquences ampoulés. Quelque chose comme une sensation étrange de voir un spectacle figé sous nos yeux alors que la vie devrait y grouiller. Quelque chose enfin comme une surdétermination du mythe.

Car c’est bien de mythologie, au-delà même des aventures de Nucky Thompson, trésorier de la ville vivant comme un pacha aux frais de la princesse publique et caïd local bien décidé à profiter au maximum de la Prohibition, dont Boardwalk Empire traite. Celle de l’Amérique même, de son goût pour la violence, pour la richesse, pour la réussite. Du paradoxe, pourrait-on dire, de ce qui la fonde, cet American Dream voulu par tous mais atteint seulement par les moins scrupuleux, les plus rapaces. Des vices ayant présidé au fondement du capitalisme galopant expliquant dans ses moindres détails la déchéance contemporaine (Deadwood, vers laquelle Boardwalk Empire multiplie les clins d’œil, nous avait déjà fait le coup). Regarder dans le rétro, voir se nouer les racines du mal (la série nous fait tout de même assister en direct à la naissance du Klu Klu Klan) pour mieux examiner le présent, la recette est peut-être éprouvée, elle n’en est pas moins fascinante.

Rapidement, une fois passée cette dernière nuit de liberté avant que l’alcool ne devienne l’objet de toutes les convoitises, la série resserre pourtant ses filets laissant entrapercevoir à travers le clinquant de ces années qu’on disait folles, la déliquescence d’un monde corrompu, pourri, putréfié, sans règle, ni loi, ni morale, peuplé d’angoissants fantômes dont l’Amérique n’a toujours pas réussi à faire la peau. Celui de Jimmy (Michael Pitt, la lippe molle et le regard hanté), revenu de la guerre, la moche, sans perspective ni passé, autre que celui de ses cauchemars. Celui de Margaret, femme battue tiraillée entre son désir d’indépendance et son besoin de confort matériel, et seule capable d’attendrir le cœur des caïds. Celui d’Al Capone surgi là pour mieux contaminer le Nouveau Monde de sa brutalité. Celui de l’agent Nelson Van Alden (extraordinaire Michael Shannon, tout de puissance rentrée), bloc de granit bouffé par une culpabilité judéo-chrétienne et que chaque aspérité de ce récit noir menace de venir fendiller. Celui, enfin, de Nucky à qui Steve Buscemi, enfin à sa juste place, donne des traits de fanfaron flamboyant, en fragile équilibre sur la ligne séparant l’émotivité pure du grand guignol (on pense souvent à Joe Pesci dans Casino), mais dont aucune déclaration émaillée de fuck, aucun geste déraisonné, ne peut nous duper. Tous sont morts-vivants, déjà broyés par une ville, un système, un pays, un monde qui se nourrissent de la vanité, du désir, de la cupidité. Tous tentent encore de garder la face pour quelques heures, quelques années, en sachant très bien qu’ils ne peuvent rien contre l’inéluctable décadence.

Et sous ses dehors ripolinés, son faste et sa superbe, Boardwalk Empire montre son vrai visage : celui d’une tragédie expiatoire plus noire que noire, celui d’une oeœuvre aussi fataliste que pessimiste estimant que, vue la nature profonde de l’homme, tout cela ne pouvait réellement finir autrement, celui en réalité d’une série-monstre. Au propre, comme au figuré.

La bande-annonce de Boardwalk Empire


19 janvier 2012