BODIES BODIES BODIES
Halina Reijn
par Céline Gobert
Des corps, des corps, des corps. Le titre aux airs de mantra diabolique ne se contente pas de préfigurer l’hécatombe sanglante que met en scène ce faux slasher satirique, dans lequel de jeunes égocentriques se retrouvent pour faire la fête dans une demeure isolée avant d’être tués un à un, mais fait plus largement écho à l’incapacité de la génération Z (les « gen Z ») de s’incarner dans le réel. Cette triple répétition évoque en effet d’emblée la matérialité physique et la tangibilité de l’existence, comme on invoquerait un dieu ou un démon, à l’heure où l’essentiel se décide désormais dans des espaces virtuels, où, par définition, personne n’est vraiment là. J’ai un corps, donc je suis ?
En privant les jeunes de wifi et de 5G à cause d’une tempête qui fait rage au dehors, la réalisatrice Halina Reijn interroge avant tout l’identité de cette génération hors de la virtualité contemporaine. Trop habitués à se mettre en scène devant le public invisible des réseaux sociaux, les jeunes ne sauraient plus ni réfléchir ni ressentir les choses, surtout leurs vraiesémotions négatives qui, pour le coup, vont toutes surgir ici brutalement. D’ailleurs, que resterait-il de leur pensée si on leur ôtait de la bouche les mots à la mode que sont « trigger », « narcissist », « toxic », « gaslight » ? Si la question vous paraît méchante et réductrice (elle l’est, mais pas tout à fait), attendez de voir la réponse.
Tout commence avec le long baiser cadré serré que s’échangent deux jeunes filles, Sophie et Bee, qui – on l’apprendra plus tard – sortent ensemble depuis six semaines. Sophie dit « je t’aime » à Bee, mais quelque chose cloche, paraît factice, jouéau lieu d’être véritablement ressenti (ce que la suite du film confirmera). Dès lors que le titre s’affiche ostensiblement à l’écran, en grosses lettres mauves, sur fond du Hot Girl de Charli XCX, suivi d’un plan sur les deux jeunes femmes sur leur cellulaire, le mantra ne renvoie déjà plus exclusivement au nom du Clue grandeur nature auquel la bande décidera plus tard de jouer, mais dévoile toute l’ironie acerbe du film : le factice (le « fake ») propre aux réseaux sociaux est érigé ici en principe de mise en scène. Comme sur TikTok ou Instagram, l’image ne nous montre qu’une partie tronquée de la réalité. On n’en perçoit que les apparences.
En apparence, donc, Sophie a l’air amoureuse de Bee, et les amis qu’elles s’en vont rejoindre chez David (Pete Davidson) sont tous bienveillants. La réalité se révèle un brin différente. Non seulement l’authenticité des relations peine à perdurer maintenant que la vulnérabilité et l’amour sont aussi mis en scène et pensés en termes de likes, mais le virtuel assoit en outre sans cesse son pouvoir sur le réel. Alice a rencontré Greg sur Tinder et, bien que les filles ne sachent rien de lui, sa masculinité seule suffira pour que toutes le soupçonnent d’être le tueur. Jordan, quant à elle, dira ne pas se sentir respectée car Sophie n’a pas préalablement annoncé son arrivée dans une conversation de groupe virtuelle. Ça s’engueule comme sur un fil Twitter. Ça se moque du podcast d’Emma dans son dos. Ça se trompe par textos interposés. Mais ça danse ensemble sur TikTok.
L’omniprésence du factice finit par nous manipuler aussi, sans qu’on en ait a priori conscience, trop occupés à résoudre l’énigme de l’identité du tueur aux côtés des protagonistes. Bien qu’elle nous jette de la poudre aux yeux, cette recherche inhérente au whodunnit, rendue ici anxiogène par la partition superbe de Disasterpeace (It Follows), nous permet néanmoins de demeurer connectés aux personnages, et plus symboliquement à leurs peurs, ce qui n’était pas évident de prime abord. L’autre talent du film est d’échapper à toute tendance réactionnaire. On peut ainsi s’amuser de la satire sans partager a priori sa condamnation de toute une génération. De même qu’on a le droit d’en rire sans forcément se retrouver dans la position du « vieux con » qui n’a rien compris. Si la proposition fonctionne, c’est aussi grâce au travail formel sculpté en trompe-l’œil de scènes filmées la plupart du temps dans l’obscurité. Elles n’ont rien à envier aux meilleurs des slashersen termes techniques, et sont d’autant plus réussies qu’elles s’amusent elles aussi à « feindre », à « fabriquer » ; ce qui n’est pas sans faire écho à l’attitude permanente des personnages, voire de toute une génération. Reijn a finalement trouvé la meilleure façon de subvertir le slasher : ne pas en faire un, tout en faisant croire à tout le monde le contraire. Bienvenue dans l’empire du « fake ».
Si dans le genre auquel le film appartient véritablement – de Shallow Grave à Knives Out – on s’entretue habituellement pour de l’argent, ici les raisons sont, à l’instar des personnages, complètement déconnectées de toute matérialité, et pas seulement parce que ces derniers sont déjà riches. La recherche du meurtrier est d’autant plus hilarante qu’elle pointe vers le vide. Ne subsiste alors que le spectacle pathétique et comique d’une génération angoissée dont l’obsession du paraître phagocyte non seulement son humanité et sa capacité à tisser des liens, mais également son existence même. La fin du massacre est d’ailleurs annoncée par la réalisation ironique de l’un des personnages : « J’ai du réseau ». Ouf, ils vivront. J’ai du réseau, donc je suis ?
25 août 2022