Bootlegger
Caroline Monnet
par Gérard Grugeau
En un peu plus de dix ans, Caroline Monnet est devenue une figure importante de l’art contemporain québécois et canadien. D’origine algonquine et française, l’artiste multidisciplinaire intègre dans sa pratique aussi bien la sculpture et l’installation que la vidéo et le cinéma. Après plusieurs films courts (dont Ikwé, Roberta, Mobilize et Tshiuetin), celle qui a été interpellée, jeune, par l’œuvre engagée d’Alanis Obomsawin nous offre aujourd’hui un premier long métrage de fiction recoupant les préoccupations majeures d’un travail au long cours qui ne cesse d’interroger l’identité et la mémoire, l’héritage générationnel et la transmission des modes de vie traditionnels, de même que la nécessité d’une prise de pouvoir politique par les communautés autochtones. Partant d’une prémisse somme toute classique – le retour au sein de la réserve d’une jeune fille soudain confrontée aux tensions internes d’un milieu au bord de l’implosion – Bootlegger ne manque pas d’ambition. Porté par une vraie générosité de regard, le film embrasse large dans son désir d’exploration d’une réalité complexe aux multiples facettes, mais il peine à donner corps à un territoire de cinéma en quête de sa propre singularité.
Comme son titre l’indique, Bootlegger place au centre de la fiction la contrebande d’alcool et le rapport à la prohibition. L’alcool comme facteur d’aliénation et de division au sein d’une communauté qui a peur pour sa jeunesse et se souvient du poids de l’Histoire, notamment la Loi sur les Indiens et les politiques d’assimilation et d’effacement du gouvernement canadien qui a longtemps cherché à contrer toute velléité d’autonomie de la part des Premières Nations. Autour de cet enjeu éminemment politique, Caroline Monnet et son coscénariste Daniel Watchorn construisent un film choral dans lequel Mani, une jeune avocate restée marquée par une tragédie survenue sur la réserve au moment de l’adolescence, renoue avec son milieu d’origine à l’occasion d’un projet de recherche. Si elle retrouve l’affection de ses grands-parents, la jeune femme qui cherche sa place entre deux cultures devra bientôt composer avec les sombres réalités d’un microcosme où règnent aussi les rapports de pouvoir, la cupidité, la corruption, les compromissions et le désoeuvrement. Le retour du refoulé permettra cependant de panser les blessures et de clarifier les enjeux, ouvrant alors la voie à un début d’émancipation individuelle et collective que la parole des femmes accompagne avec aplomb tout en s’alliant à la sagesse des anciens.
Si Bootlegger joue la carte de la multiplication des personnages et des motivations qui les animent pour complexifier le réel et en révéler les angles cachés, force est de constater que le film pèche par excès de didactisme, chaque rôle donnant l’impression d’être assigné à un aspect d’une réalité foisonnante, convoquée pour dresser le portrait éclaté d’une communauté en souffrance qui cherche à échapper à ses démons. Sans doute cette difficulté rencontrée avec le narratif provient-elle du déroulement d’une intrigue trop souvent assujettie à des visées utilitaires qui ne laisse pas suffisamment entrer la vie pour nourrir les personnages. Sans parler du caractère explicite des dialogues qui, au lieu de faire du langage un ensemble de signes aux contours flous et fuyants, se refusent aux non-dits et à toute opacité. Au-delà de ces maladresses qui nuisent au déploiement de l’imaginaire du spectateur, Caroline Monnet parvient toutefois à insuffler au récit un supplément de réel en privilégiant la cohabitation d’acteurs professionnels (Pascale Bussières en contrebandière blessée au passé mystérieux, Devery Jacobs en jeune étudiante en mal d’identité) et non professionnels dont la forte présence à l’écran (Joséphine Bacon, Samian, Jacques Newashish, Jacob Whiteduck-Lavoie, C.S. Gilbert Crazy Horse) traduit l’accumulation d’expériences de vie qui ont marqué les visages et les corps. Loin de toute victimisation, le film trouve là une vibration particulière qui laisse une empreinte sensible et prégnante.
Ses insuffisances au niveau du récit, Bootlegger s’efforce de les compenser par un traitement cinématographique qui témoigne d’une réelle préoccupation de l’image et du son. Servi par la photographie chaude de Nicolas Canniccioni, le film tourné en hiver près de Maniwaki, au sein de la communauté Kitigan Zibi Anishinabeg, affiche une palette de couleurs qui coupe court au misérabilisme trop souvent associé à la peinture des réserves autochtones. Nulle volonté chez la réalisatrice d’édulcorer ici le réel, mais plutôt un parti pris assumé de mettre de l’avant des lieux, des intérieurs et des objets en phase avec une culture, une langue et des traditions à chérir. Une façon aussi de dépasser le réalisme pour tirer – hélas trop timidement – le récit vers une forme de western, notamment par les thèmes abordés (l’inscription dans l’Histoire, les ravages de « l’eau de feu »), mais surtout la place accordée à l’omniprésence d’une nature qui a valeur de refuge. La prolifération des plans de drone (la figure de style sans doute la plus utilisée dans le film, même si celle-ci s’avère au final assez convenue) permet ainsi à la cinéaste de cartographier un territoire, de l’intégrer à un Grand Tout traversé par les croyances des peuples autochtones, et d’habiter celui-ci amoureusement en lui conférant une ampleur qui n’aurait rien à envier aux grands espaces mythiques de l’Ouest américain. Grâce à la trame musicale (signée entre autres par la chanteuse de gorge inuite Tanya Tagaq) et un travail minutieux sur le son, Caroline Monnet parvient ainsi à faire du territoire une entité vivante qui, telle une chambre d’échos à la fois plaintive et enragée, semble réfracter à la ronde les rêves et les blessures de ceux et celles qui habitent ces terres ancestrales. Dans ce maillage des textures visuelles et sonores qu’affectionne l’artiste en art contemporain qu’est au premier chef Caroline Monnet se lovent assurément quelques-uns des beaux moments de Bootlegger, ceux où les mots semblent soudain dérisoires à force de courir après le vent, ceux où le réel attend simplement d’être cueilli et transfiguré par la magie du cinéma.
8 octobre 2021