Je m'abonne
Critiques

Borgman

Alex Van Warmerdam

par Céline Gobert

Tout commence sous terre : trois hommes, dont un prêtre, délogent sans ménagement plusieurs sans-abris qui avaient trouvé refuge dans des trous creusés au cœur de la forêt. L’ouverture de Borgman, présenté en compétition du Festival de Cannes 2013 dans la sélection officielle, fait ainsi vite mentir l’incipit « Et ils descendirent sur Terre pour renforcer leurs rangs » puisque le trio de clochards sort littéralement de la terre, comme venu tout droit des enfers. Rapidement, le film d’Alex van Warmerdam se concentre sur l’un d’entre eux : un homme aux allures de gourou de secte halluciné – cheveux longs, barbe touffue, corps émacié. Parce qu’il veut prendre un bain, il sonne à la porte d’une des maisons résidentielles alentours puant le fric à plein nez. Un couple de bourgeois post-trentenaires lui ouvre la porte : Monsieur, agacé, le tabasse, Madame, tiraillée par la culpabilité, décide de se faire pardonner et lui offre le gîte et le couvert une fois la nuit tombée. C’est le début d’un home invasion movie sous influence haneckienne.

En effet, le néerlandais Alex van Warmerdam narre l’intrusion progressive de Borgman chez les bourgeois. Sa véritable identité ainsi que ses motivations (est-il un serial killer ? Un sataniste ? Un démon ? Un extraterrestre? Voire même le mal incarné ?) importe moins que ce qu’il révèle chez la famille envahie : la personnalité dépressive d’une femme emmurée dans ses rôles de mère et d’épouse, le bellicisme latent d’un homme frustré, prisonnier de son mode de vie consumériste, subissant la folle pression de son travail.

Le film, en plus d’être un dynamitage en règle par la violence de l’apparent bonheur des fortunés, semble mettre symboliquement en scène la culpabilité d’une bourgeoisie isolée, piégée dans son confort. « Je me sens tellement coupable », dit la femme avant de déclarer que les plus fortunés doivent être punis. Le cinéaste laisse cependant la porte ouverte à toutes les théories : on pourrait aussi bien y voir l’expression allégorique des fantasmes de meurtre d’une dépressive que le récit d’une intrusion d’extraterrestres venus sauver les enfants de ce monde, rejetons à qui l’on ne transmet plus rien d’autre que ses angoisses.

Le propos, bien qu’intéressant, n’est hélas pas vraiment fouillé et est traduit à l’écran avec plus ou moins de finesse : oui à la force évocatrice subtile des cauchemars érotiques de la femme, non aux (trop) évidentes exclamations racistes de l’homme. Dans un même registre, le cinéma du grec Yorgos Lanthimos (duquel, par certains aspects, on peut rapprocher celui d’Alex van Warmerdam) est bien plus puissant et dérangeant : son Canine, rageuse allégorie sur le cocon totalitaire qu’est la famille, avait un discours plus limpide et plus tranché – sans rien perdre pour autant ni de sa férocité ni de sa bizarrerie formelle.

Finalement, c’est la forme polymorphe de Borgman qui se révèle être la plus fascinante, Alex van Warmerdam étant plutôt doué lorsqu’il s’agit de jongler avec les tons et avec les genres. Tour à tour absurde, pince-sans-rire, onirique, tragique, cruel, Borgman n’entre dans aucune case. En plus de graver dans l’imaginaire des instantanés fantastiques (ces mystérieux chiens…) et des images horrifiques tenaces (les cadavres, têtes dans le béton, jetés dans l’eau), le film distille une atmosphère malsaine délectable dont l’hystérie et les noires pulsions (de sexe et de violence) – sans cesse contenues comme l’on tente de contenir un virus – menacent à chaque instant d’éclater au visage. Dommage qu’à la place de la bombe de violence attendue ne détonne qu’un petit pétard mouillé.

 

La bande-annonce de Borgman


3 juillet 2014