Boris sans Béatrice
Denis Côté
par Philippe Gajan
Dans la première séquence, James Hyndman, habillé de pied en cap dans un chic costume, est seul au beau milieu d’une vaste prairie. Un hélicoptère s’approche, l’acteur peine à résister au souffle généré par les pales. L’hélicoptère est maintenant stationnaire, longtemps, trop longtemps… Coupe. Cette première scène résume finalement assez bien le cheminement emprunté par le cinéaste, celui de choisir un récit qui va procéder constamment par ruptures, déjouant systématiquement les attentes de son spectateur avec un sens du timing stupéfiant. Car au moment où s’insinue le doute, le sentiment que quelque chose cloche, le film bascule, change de régime. Nous pensions être entré, sans nul doute par effraction, dans un polar des années 70, ou peut-être dans un film d’espionnage, nous sommes maintenant plongé au sein d’un drame psychologique. James Hyndman est Boris. Ce chef d’entreprise prospère (et tellement arrogant !) annonce à ses collaborateurs qu’il s’éloigne quelque temps pour être près de sa femme Béatrice, malade. Boris sans Béatrice, ce serait donc l’histoire de cet homme trop sûr de lui-même, un homme qui ne supporte aucune contrariété et qui va être plongé dans une profonde remise en question ?
C’est alors qu’entre un scène un mystérieux personnage qui convoque Boris à peu près au milieu de nulle part. Denis Lavant est une sorte de mage (il en porte la veste), une éminence grise (c’est peut-être la voiture avec chauffeur qui nous suggère cette piste), le petit bonhomme perché sur l’épaule du personnage en crise, tel le Jiminy Cricket de Pinocchio… ou encore la conscience judéo-chrétienne de Boris. Le fait est que nous ne le saurons jamais, que nous ne saurons même pas s’il existe et que partant, tout le film n’est peut-être qu’un rêve, un cauchemar… ou non. Boris sans Béatrice est un énoncé ironique qui multiplie les mises en abîme où s’enchâssent des blocs réalistes, sorte de très très lointain cousin du brillant et délicieux Smoking / No Smoking d’Alain Resnais.
Cette ironie n’est pas vraiment nouvelle dans le cinéma de Denis Côté, ni même ces ruptures de ton. Ce qui est plutôt nouveau, par contre, c’est le sentiment d’humanité que dégage le personnage de Boris et, du coup, l’empathie que l’on se prend à éprouver pour lui. Un pari qui n’était pas gagné : on part de loin avec un personnage aussi détestable ! Mais Boris, sans Béatrice, sans sa fille ou sa mère, Boris et sa maîtresse, n’est qu’une façade, un roc. Un roc, comme celui qui affronte la tempête générée par l’hélicoptère dans la scène d’ouverture, mais un roc en apparence seulement, car prêt à se lézarder comme le suggère l’affiche du film. Boris joue un rôle, il s’est emmuré dans ce rôle, celui du capitaliste individualiste, méprisant, hautain, qui doit tout à sa propre volonté et rien aux autres, rien particulièrement à ses proches. Mais Boris est seul, immensément seul. Sa prison est dorée, mais cette prison l’asphyxie.
Le film, dès lors, a des allures de conte moral, plus Rohmer que Resnais finalement. De conte, puisque la réalité semble, comme toujours chez Denis Côté, vaciller, comme si ce réel pouvait à tout moment, tel un voile, se déchirer et basculer de l’autre côté du miroir. Par moment, Boris semble perdre pied. Béatrice est filmée comme une apparition, presque comme une madone, inaccessible étoile qui vient renforcer la perception voulant que Boris ait perdu le sens des réalités, ou plutôt le sens du commun. Nous avons alors le sentiment que la routine, le pouvoir, le regard d’autrui, ont créé une distance infinie entre lui et les autres. Et que c’est cette distance qu’il doit parcourir pour rejoindre les vivants et regagner l’amour des siens. Béatrice est malade, une maladie qui l’enferme dans une tour d’ivoire. Mais cette maladie est-elle la conséquence de l’éloignement de Boris ou la route à parcourir pour la rejoindre ?
Peu importe finalement, car la résolution, disons le retour de Boris (ou plutôt dans ce cas la possibilité du retour), ne se fait pas à la manière d’un drame psychologique ou d’un mélodrame bourgeois. Nous sommes de l’autre côté du miroir, au pays des merveilles d’Alice (la visite du premier ministre vaut presque celle du Chapelier fou). Pourtant, ces épreuves qu’il doit subir n’ont jamais parues si réelles. Lorsqu’il vient déclarer son amour à sa fille, la maladresse de cet aveu dit tout de la difficulté à mettre à bas le masque comme la surprise de sa fille dit tout du chemin qu’il reste à parcourir, du gouffre qu’il a créé entre lui et elle. Mais elle dit également sa sincérité. Lorsqu’il rend visite à sa mère, c’est dans une piscine qu’il se met à nu. Reste alors Béatrice… Béatrice est au bout du chemin.
La bande annonce de Boris sans Béatrice
4 mars 2016