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Critiques

Bottle Rocket

Wes Anderson

par Bruno Dequen

Depuis le formidable succès d’estime remporté par Rushmore, Wes Anderson est considéré comme l’une des voix les plus originales de la comédie américaine contemporaine. Or, cette reconnaissance critique précoce (Anderson n’avait que 29 ans lorsque le film est sorti), si elle a permis au jeune réalisateur de bénéficier depuis d’une distribution internationale et de moyens de production importants, a malheureusement éclipsé son premier film, Bottle Rocket qui, lors de sa sortie en 1996, était loin d’avoir fait l’unanimité.

Plus fidèle que jamais envers le jeune cinéaste Texan, Criterion entend réparer cette ‘erreur’ en sortant une superbe édition DVD du petit film indépendant co-écrit par Anderson et Owen Wilson, qui profitent d’ailleurs de l’occasion pour effectuer ensemble un commentaire audio très amusant et personnel dans lequel ils se remémorent avec nostalgie non seulement les plaisirs associés à leurs débuts dans l’industrie (en particulier leur bonheur de recevoir des per-diems lors de l’écriture du scénario!), mais aussi la profonde déception et la prise de conscience engendrées par la sortie désastreuse du film (les projections tests furent catastrophiques et le festival Sundance, pourtant à l’origine du projet, ne sélectionne même pas le film).

Rétrospectivement, il est fascinant d’observer à quel point l’univers d’Anderson était déjà parfaitement mis en place dans ce premier essai : sa prédilection pour la musique rock des années 60-70 (ici, deux superbes utilisations de 2000 Man des Rolling Stones et de la mythique Alone Again Or de Love), ses compositions géométriques, ses personnages de rêveurs excentriques, etc. En apparence, le film peut donc sembler être un brouillon sympathique des grandes œoeuvres à venir.

Mais c’est sans compter Dignan, le personnage principal du film interprété par Owen Wilson, dans son premier rôle au cinéma. Pseudo-cerveau criminel aux projets loufoques (il organise le cambriolage d’une bibliothèque!) et au nom atypique digne des meilleurs personnages d’Anderson (faut-il rappeler Royal Tenebaum et Steve Zissou?), Dignan n’est pas seulement le modèle sur lequel seront construits tous les personnages du cinéaste. Il est le personnage le plus tragique et le plus réaliste du monde andersonien.

Comme tous ses successeurs, Dignan se construit un monde, un projet d’avenir (sur 75 ans!) dont il serait le grand imagier. Éternellement optimiste, Dignan finit même par convaincre ses deux seuls amis, qui n’ont de toute façon aucune ambition ou amour propre, de le suivre dans ses (més)aventures. Pendant tout le film, nous sommes ainsi plongés dans une sympathique comédie indépendante américaine.  C’est alors que survient le dernier plan du film, peut-être le plus beau de toute l’œuvre d’Anderson, le type de plan qui projette le film dans le domaine du grand cinéma. En un seul plan, Anderson modifie fondamentalement toute la perception que nous avions de Dignan. Soudainement, l’amusant personnage excentrique ne rit plus; il vient (et nous avec lui) de prendre conscience non seulement de sa propre désillusion, mais surtout du profond désespoir que masque maladroitement son optimisme de façade. Homme sans talent ni compétence, Dignan, qui est, comme il le dit lui-même, totalement ‘innocent’, est littéralement incapable d’intégrer la société, ce qui était pourtant son souhait le plus cher. Personnage profondément tragique, Dignan lutte en vain contre une réalité qui le repousse sans cesse.  Si Anderson est l’un des grands de la comédie, c’est qu’il a compris, comme le soutenait Ionesco, que tout rire cache un profond désespoir.

Mais plus jamais Anderson ne laissera un des ses personnages dans une telle détresse. À l’avenir, il construira des univers parallèles dans lesquels ses personnages marginaux pourront s’accomplir.  Ainsi, un jeune cancre du secondaire sera capable de monter des pièces de théâtre dont les effets pyrotechniques rivaliseront avec le meilleur des productions hollywoodiennes, un océanographe fumeur de joint sur le déclin découvrira finalement le grand requin jaguar et la famille Tenenbaum se réconciliera. Magnifiques marginaux refusant les lois du monde adulte, leurs accomplissements sont un hommage perpétuel à leur ancêtre, Dignan, qui n’aura malheureusement pas connu le même sort.


22 janvier 2009