Je m'abonne
Critiques

Boyhood

Richard Linklater

par Helen Faradji

« Venez le voir grandir ». On aurait pu ajouter « Comme au zoo… ». Voilà comment l’accroche publicitaire de l’affiche de Boyhood prétend fort maladroitement « vendre » à une foule conquise d’avance le nouveau projet de Richard Linklater. Un projet certes unique dans le cinéma de fiction (Up, la série documentaire de la BBC aux épisodes espacés de 7 ans, balisait déjà un peu les contours de ce cinéma au plus près du vivant mouvant), mais qui compose tout de même avec les deux grandes obsessions du cinéaste américain (l’effet générationnel à la Dazed and Confused / le temps qui passe, et change tout, comme dans sa trilogie des Before). Oui, « venez le voir grandir », car d’un rapide coup d’œil, c’est bien uniquement ce qui peut sembler sous-tendre Boyhood. Tourné sur 12 ans, avec les mêmes acteurs (Ethan Hawke, Patricia Arquette, Lorelei Linklater), dont le fameux, et ultra-attachant, Ellar Coltrane, 7 ans au début du tournage, un peu chaque année en fonction des emplois du temps de chacun, histoire de voir les visages autant que l’Amérique changer, par des détails naturellement insérés, des touches légères et fines. Un mince duvet sur la lèvre supérieure du jeune garçon, et voilà la porte de l’adolescence ouverte. Une radio diffusant des nouvelles d’Irak en fond sonore, une pancarte pour l’élection d’Obama en arrière-plan, la musique s’adaptant aux modes qui passent, tranquillement, doucement et voilà le monde changer de visage. Les hommes, le pays, les paysages, tout bouge au même rythme, au même plan, à la même dimension… Sans emphase, sans dramatisation. Comme dans la vie, en fait, telle que nous pouvons en faire l’expérience chaque jour.

Et c’est bien ce sentiment qui touche autant devant Boyhood. Non pas celui, infantilisant et sans résonance intime, de « voir quelqu’un grandir ». Mais bien celui, universel, d’y voir la vie comme on la voit en simplement ouvrant les yeux sur ce qui nous entoure. Celui de reconnaître les contours d’un monde que l’on expérimente, sans avoir besoin de le nommer, chaque jour. En un peu plus beau, un peu plus simple, un peu plus aérien. Merci, le cinéma. C’est là, d’ailleurs, qu’est probablement la vraie réussite de Boyhood. Savoir, avec une grâce folle, nous faire revivre, toutes sensations comprises, chaque première expérience du réel que l’on peut faire. Quotidienneté, spontanéité et art… Linklater plonge le cinéma dans le vrai et inversement, en trempant au passage, discrètement, son pinceau dans la fable, pour composer une odyssée de la banalité, une fresque du quotidien forcément touchante. Forcément car comment ne pas sourire devant la sincérité de l’entreprise ? Comment ne pas être attendri par ce petit garçon, nous représentant et grandissant en accéléré ? Comment ne pas se laisser porter, sans même les remarquer, par ces ellipses d’une fluidité et d’une souplesse absolues, par ce souffle de mise en scène et ce montage simples et directs, préférant avec raison la justesse d’observation aux effets spéciaux démodés (de Berlin, Boyhood est reparti avec le prix de la meilleure réalisation) ?

De là à le porter au rang de chef d’œuvre comme beaucoup à la plume exaltée l’ont fait, il n’y a qu’un pas pourtant bien difficile à franchir. Car si le petit bonhomme pousse sous les yeux émus et paternels de son réalisateur (et les nôtres), se transformant de gamin spielbergien en BMX à ado rebelle épris de photographie alors que ses parents divorcés tentent de reconstruire peu à peu leurs vies, c’est bel et bien presqu’uniquement dans l’insouciance de l’enfance que Linklater parvient à toucher la grâce et à nous faire ré-expérimenter avec une intensité parfois bouleversante le monde des adultes, à travers les yeux de ce jeune garçon étonné, incrédule, curieux. C’est là que ce qui se passe à l’écran vit, vibre, palpite et résonne, faisant du cinéma un art littéralement vivant. Mais pas dans cette seconde partie, celle de l’adolescence, de l’apprentissage, de l’émancipation où le cinéaste semble abandonner tout ce qui faisait jusque-là la légèreté de sa patte, sa faculté unique à capter l’indicible, à rendre dense l’insignifiant et à vider le grave de tout spectacle, pour s’avachir dans des rebondissements narratifs de téléfilms d’après-midi, morale inspirante et réplique finale d’un cucul à faire tomber d’une chaise en prime. Comme si lui-même avait fini par perdre confiance en son projet un peu fou. Comme si lui-même s’était mis à perdre son souffle, si simple, si direct, et à se reposer sur des béquilles plus artificielles, visibles comme le nez au milieu de la figure dans cet océan de vérité. Après 12 ans, peut-on vraiment lui en vouloir d’avoir ? Peut-être. Car Boyhood était bien de ces films qui un (long) moment durant donnait sincèrement envie de croire au miracle.

 

La bande-annonce de Boyhood


24 juillet 2014