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Critiques

Bref

Bruno Muschio

par Helen Faradji

On l’appelle la web-télé. Mais dans ce Far West virtuel où tout, et souvent n’importe quoi, pullule, ni le web, ni la télé ne semblent réellement avoir droit de cité. Du premier, les web-télé oublient en effet souvent l’interactivité, au contraire par exemple du web-documentaire qui en a fait son outil de choix. De la seconde, elles s’affranchissent de la captivité du spectateur, l’internaute ayant fait de sa capacité à papillonner une nouvelle condition humaine. Mais ces capsules en libre-service en inventent-elles pour autant une nouvelle forme ? Pas si sûr. Car, la plupart, que l’on sent principalement définies par leur rapidité, semblent surtout se conformer à cet adage pourtant encore à vérifier : l’internaute a la capacité de concentration d’un ado à qui on aurait oublié de donner son ritalin. De la vitesse, du punch, de la formule, de l’effet zapping, du facilement consommable entre deux rappels que la vie réelle existe elle aussi : à bien y regarder, c’est plutôt sur le modèle formel de la publicité que ces « web-télés » semblent s’être développées.

Paradoxalement, c’est du côté d’une série produite pour la télé (diffusée chaque jour dans l’émission de Canal Plus, Le grand journal), mais connaissant son réel succès sur le web (sa page Facebook a atteint le million d’adeptes en moins de temps qu’il n’en faut pour cliquer), qu’est venue la bonne surprise. Celle de Bref, à consulter quotidiennement ici, exemple aussi rare qu’irrésistible de do it yourself audiovisuel écrite et réalisée avec deux bouts de ficelle et une tonne d’imagination par deux comédiens, Bruno Muschio et Kyan Khojandi. Le genre de surprise qui prouve hors de tout doute qu’il existe bel et bien une écriture web, une manière 2.0, une façon de faire résolument ancrée dans cette nouvelle lecture des images et des récits inventée par l’ordinateur. Une sorte d’écriture de l’instantanéité dont Bref serait en réalité le symptôme autant que la cause (on ne compte plus les parodies de Bref, même chez Les Guignols y sont passés) et dont chaque épisode, où figure systématiquement un écran d’ordinateur ou un téléphone intelligent, donc un écran dans l’écran, vient refléter la modernité. Ultra-dense, ultra-condensée, ultra-maintenant, les capsules de Bref durent environ une minute, une minute 30 et font la preuve que les nouveaux auteurs ont parfaitement intégré notre rapport au web, fait d’impatience, d’avidité et d’hyperactivité.

Une voix-off dopée aux amphétamines, un montage pas moins énervé, le tout pour raconter… la lose. Celle des trentenaires qui refusent de se lever tôt, de payer la rançon de la gloire, de grandir. Chroniques extraordinaires d’un mec ordinaire, explique le sous-titre de Bref. Car, là où En Audition avec Simon, autre petit phénomène web, bien de chez nous cette fois, va cacher sous l’arrogance de son personnage principal, une phénoménale incompétence, Bref va plutôt assumer cette dernière en faisant de son héros dépersonnalisé (Je est son nom), célibataire et sans travail, l’emblème d’une génération désabusée, qui a même abandonné l’idée de chercher ses repères. Englué dans son quotidien, filmé dans la cage de son appartement/chambre d’ado, Je invente sa vie en la racontant, transformant par une narration ultra-précise, ultra-marrante, quelques petites anecdotes anodines (Bref, j’ai pas réussi à dormir, Bref, j’ai recouché avec mon ex, Bref, je suis allé au supermarché, Bref, j’ai eu 47 minutes de retard…) en chroniques ultra-réalistes du quotidien des galériens sans ancrage.

Et d’un coup, l’on comprend mieux : comme celle du cinéma, née d’un joyeux mélange de théâtre, d’opéra et de photo, l’écriture web de Bref est elle aussi un dérivé. De son grand frère, cinéma, elle a appris les leçons professées dans les années 90 par des stylistes comme Aronofksy, Boyle ou Fincher. Le montage se vit à la vitesse de l’éclair, mais parvient par la brièveté des capsules qui l’enferment à ne pas étourdir, ne pas lasser comme il pouvait le faire sur grand écran. Et de sa cousine, la série télé, de Seinfeld à Flight of the Conchords en passant par Curb Your Enthusiasm, elle a retenu cette idée folle : oui, il est tout à fait possible de captiver en parlant de… rien, chaque situation la plus banale devenant le plus formidable prétexte à comédie qui soit, chaque micro-événement dévoilant à un rythme haletant son réel potentiel à dire autant qu’à faire rire, chaque épisode réinventant la figure de l’anti-héros pour en faire un être à part, aussi attachant que commun, aussi unique que représentatif.

La grande roue a tourné. Les images, elles aussi, ne sont qu’un perpétuel recommencement. Bref, the revolution will be webized.

 


1 décembre 2011