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Critiques

Bridge of Spies

Steven Spielberg

par Elijah Bukreev

Nous vivons sans doute présentement le moment de tension le plus fort ressenti depuis la fin de la guerre froide. Comme les choses étaient simples à l’époque ! Deux camps, deux idéologies, deux mondes rivaux séparés par un rideau de fer, mais communiquant par des ponts : à Berlin, par exemple, le pont de Glienicke, sur lequel aura lieu un échange de prisonniers accusés d’espionnage en 1962.

Sous le regard de Steven Spielberg dans Bridge of Spies, ces espions ne ressemblent ni à James Bond, ni à ses adversaires. Ce sont au contraire des individus à l’apparence très ordinaire, qui se retrouvent dans un camp ou dans l’autre, principalement par la force des circonstances. Le film commence par l’arrestation de Rudolf Abel, un espion soviétique. Incarné par un Mark Rylance tout en nuances, ce personnage deviendra l’un des plus sympathiques, et des plus attrayants, du récit.

Le traitement de Rudolf Abel est symptomatique de l’approche balancée et humaniste qu’adopte Spielberg dans son dernier film. Avec un autre réalisateur aux commandes (on pense à Michael Bay et son Pearl Harbor), Bridge of Spies aurait pu être une oeuvre au patriotisme aveugle, voire hystérique. Or, c’est cette hystérie même que Spielberg condamne sans ambiguïté : lorsque son personnage principal, l’avocat James B. Donovan sous les traits de Tom Hanks, se met à défendre les droits d’Abel, il devient l’un des hommes les plus détestés du pays, bien qu’il n’ait fait que suivre à la lettre la Constitution des États-Unis.

L’action se situe entre 1957 et 1962, le maccarthysme est passé de mode, mais la peur du communisme persiste et l’opinion publique voudrait qu’Abel soit exécuté dans les plus brefs délais. Donovan, qui a tout d’un Atticus Finch (c’est d’ailleurs Gregory Peck qui était supposé incarner le personnage dans une version antérieure et abandonnée du film), devient la proie d’attaques médiatiques, de regards venimeux et même de coups de feu tirés dans sa fenêtre, manquant pour un peu  d’atteindre ses enfants. Difficile de voir ces scènes sans faire le parallèle avec certaines tendances islamophobes que l’on peut observer aux États-Unis à l’heure actuelle.

Bridge of Spies marque certainement le début d’une nouvelle représentation de la guerre froide. On est loin des adaptations au style très littéraire de John le Carré (style L’espion qui venait du froid), des aventures burlesques d’Indiana Jones dans le quatrième volet de la série ou encore des films d’agitprop tels que Red Dawn. Spielberg s’intéresse ici à la guerre froide non pas en tant que genre cinématographique, mais en tant que période historique, comme il l’a précédemment fait pour plusieurs autres époques. Il se déplace aisément des États-Unis vers Berlin et même l’U.R.S.S. pour nous offrir une vision certes idéalisée, et même quelque peu fantasmée, mais profondément humaine du conflit.

Car, au final, Bridge of Spies est l’histoire d’un homme qui ne cède pas à la peur, qui n’abandonne pas son esprit analytique devant la menace soviétique, et qui se fait défenseur de la loi, même lorsque les juges veulent l’en dissuader. C’est aussi l’histoire d’une amitié improbable, entre cet avocat et l’espion soviétique qu’il accepte de représenter. Les deux hommes ne se disent presque rien, et pourtant, on sent entre eux une complicité, une communauté d’esprit remarquable et un sens de la dignité qui ne peut inspirer que le respect.

Si l’on donne pour tâche à Donovan de mener des négociations avec les Soviétiques à Berlin, ce qui devrait permettre d’échanger l’espion Abel pour un espion américain, c’est précisément parce qu’il est un tiers, l’élément humain qui manque tant aux services de renseignement. Le message est clair : des deux côtés du rideau de fer, derrière la crainte de l’autre et la bureaucratie écrasante, il y a des gens prêts à dialoguer.

Dans sa reconstruction historique élégante, Spielberg n’oublie pas de doser humour (ce sont, après tout, les frères Coen qui ont retravaillé le scénario de Matt Charman), action et émotion (certains diront sentimentalité), trois ingrédients qui font la marque de commerce du réalisateur américain au renom légendaire. Si le nom de Spielberg ne rime pas exactement avec modernité et évoque aujourd’hui une période révolue du cinéma hollywoodien, c’est peut-être aussi parce qu’on ne retrouve dans sa filmographie quasiment aucune œuvre située à l’époque contemporaine. L’auteur de Soldat Ryan est de ceux qui n’ont pas fini de revisiter le passé, de le soumettre à nouveau à notre mémoire collective afin d’y trouver, qui sait, le moyen de mettre en perspective les enjeux du monde que nous habitons aujourd’hui.

 

Bridge of Spies est disponible sur DVD/Blu-ray et Vidéo sur demande depuis le 2 février 2016.

La bande annonce de Bridge of Spies


2 février 2016