Brooklyn
John Crowley
par Pierre Charpilloz
Deux ans après The Immigrant de James Gray, et plus de quarante ans après Le Parrain 2 de Coppola (pour ne citer que ceux-là), Brooklyn nous propose une nouvelle variation sur l’immigration d’Européens à New York au siècle dernier. Cette fois-ci, c’est l’Irlande qui est choisie, pays d’origine du réalisateur, John Crowley. Se déroulant dans les années 1950, le film nous invite à suivre Eilis Lacey (Saoirse Ronan), jeune Irlandaise quittant son pays natal pour l’Amérique et ses promesses.
S’il est des cinéastes dont on peut reconnaître le style entre tout autre, il n’est pas certain que John Crowley soit de ceux-là. Du thriller sur la société de surveillance (Closed Circuit) à la fable enfantine (Is Anybody There), aucun genre ne semble effrayer le réalisateur, spécialiste des adaptations de romans (qui doit pourtant sa renommée à un film plus inclassable, A Boy). On aurait pu s’attendre qu’un metteur en scène héritier du théâtre (Crowley a travaillé pour la Royal Shakespeare Company et le Théâtre Royal National de Londres) choisisse de sublimer par la mise en scène les romans qu’il adapte. Malheureusement, au cinéma, Crowley est un bon artisan avant d’être un grand artiste. Brooklyn, adapté du roman homonyme de Colm Tóibín ne déroge pas à la règle. Le travail est bien fait, le langage littéraire est impeccablement transformé en langage cinématographique. On regarde avant tout Brooklyn comme un film, sans jamais supposer qu’il s’agit d’une adaptation. Aucune poussière littéraire ne vient embuer l’écran et gêner le spectateur dans sa compréhension parfaitement fluide du propos. C’est dommage. Parfaitement manufacturé, le film aurait gagné à affirmer un style, la signature d’un réalisateur.
Au lieu de cela, l’équipe à l’origine du film (car peut-on vraiment parler ici d’un film d’ « auteur » ?) a cédé aux canons de la mode actuelle dans un certain cinéma européen friand d’un retour sur l’histoire récente. Esthétiquement, Brooklyn ressemble au Labyrinthe du Silence de Giulio Ricciarelli, et à d’autres films « en costume », qui oublient que seule une belle lumière et une mise en scène soignée font honneur au travail des costumiers. Hélas, les costumes d’Odile Dicks-Mireaux sont très réussis, mais on les aperçoit sans les voir. L’image est trop lisse, sans imperfections ni zones d’ombres, comme une estampe du passé retouchée par Photoshop, une sorte de reconstitution historique plus proche du tourisme muséal que du cinéma. Sans cachet particulier, mais conforme à ce que nous avons l’habitude de voir, cette esthétique rend le film agréable aujourd’hui, mais garanti son oubli dans les années avenir, quand elle sera démodée, passée, vieillotte. La mise en scène ne sert qu’à guider le spectateur dans le propos du film, comme si rien ne devait lui échapper. Il est ému quand Eilis, rongé par le mal du pays, assiste à un chant folklorique entonné par un compatriote lors d’une soupe populaire réunissant les damnés de l’immigration, ceux pour qui ont construit la ville et à qui New York n’a apporté que la misère. A l’inverse, le spectateur devra sourire quand, enfin, Eilis, heureuse de découvrir la modernité du jeune continent, commencera à trouver sa place et son bonheur en Amérique plutôt qu’en Europe.
Ainsi, cette esthétique paresseuse contraste avec le propos du film, pourtant bien plus riche et subtil qu’il n’y paraît. Ses enjeux, et le « message » qu’il porte, ne sauraient être plus actuels. Par son scénario, Brooklyn est avant tout une ode à l’immigration, et sur ce point-là, le film est d’une rare finesse, en ne tombant dans aucun piège. Contrairement à ce que l’on pourrait croire, il ne s’agit pas de faire une opposition simpliste entre la pauvreté, la misère de l’Europe, et la richesse et les promesses de l’Amérique. A l’inverse, le film ne propose pas non plus la traditionnelle fable de la désillusion et de la descente aux enfers, comme celle de Marion Cotillard dans The Immigrant. Car, et c’est peut-être là que le film est novateur, la question du rêve américain ne se pose pas dans Brooklyn. De West Side Story à Scarface, ce mythe semble être plus présent dans les films – dont il est devenu un leitmotiv – que dans la réalité. Eilis ne rêve pas de l’Amérique. C’est pour des raisons économiques qu’elle quitte son Irlande, car aucun avenir viable ne semble s’y profiler pour elle.
L’Amérique est pour Eilis une évidence avant d’être un choix ou une envie, une nécessité plutôt qu’un rêve. Son installation à Brooklyn se fera entre vague à l’âme et émerveillement, tristesse et bonheur. Ni conte de fée, ni tragédie, l’intelligence du scénario réside dans cette description d’une trajectoire ordinaire, d’une immigration comme tant d’autres de cette population qui fait et continue de faire la force d’un continent qui brille par sa diversité.
Eilis, quasi homonyme de la fameuse île, espace de transit qu’elle traverse étonnement sans encombre, n’accepte de devenir véritablement Américaine qu’au moment où elle fait la rencontre de Tony Fiorello (Emory Cohen), une sorte de De Niro de l’époque Greetings en plus sympa et moins déjanté. Un italo-américain, symbole ultime dans l’histoire du cinéma de l’immigré new-yorkais, qui fait de l’Irlandaise une Américaine. Le message est noble et clair, mais il aurait gagné en force avec une mise en scène plus subtile.
La bande-annonce de Brooklyn
10 décembre 2015