BRUNO REIDAL, CONFESSION D’UN MEURTRIER
Vincent Le Port
par Robert Daudelin
1905, dans le Cantal français, un jeune paysan assassine et décapite un petit voisin de 12 ans, après quoi il se livre aux policiers de son village. La presse populaire en fait un monstre. À plus d’un siècle de distance, pourquoi raconter cette terrible histoire? Et comment le faire?
Sans doute fallait-il la témérité d’un jeune cinéaste pour relever un tel défi. C’est chose faite. Premier long métrage de Vincent Le Port, Bruno Reidal, confession d’un meurtrier est un film d’une force exceptionnelle, émouvant autant que déconcertant.
Au lendemain de son emprisonnement, Bruno Reidal fut confronté à un comité scientifique chargé d’évaluer son équilibre mental, donc sa responsabilité, avant de faire l’objet d’un procès criminel. Pour répondre aux questions des médecins du comité, et à la suggestion de son président, Reidal accepta d’écrire une histoire détaillée de sa vie, de sa petite enfance jusqu’au jour de son crime : 11 cahiers d’écolier, remplis d’une écriture appliquée – il était premier de classe – constituent cette troublante autobiographie ; ils ont été conservés et ont servi de point de départ au scénario élaboré sur cinq années par Le Port.
Le comité scientifique était présidé par le docteur Alexandre Lacassagne, personnage fort connu à l’époque et en qui l’on voit le père de « l’anthropologie criminelle ». Lui aussi a laissé un long texte qui a évité à Reidal un procès et l’a par contre condamné à finir sa courte vie (il est mort à 30 ans) dans un « asile d’aliénés ».
Évitant tout jugement moral, toute peinture de société aussi, Le Port construit son film sur la figure de Reidal, imposant à son comédien une allure physique directement inspirée des photos des archives de la police. La mise en scène, même dans les moments d’extrême violence, opte pour une forme épurée qui n’est pas sans rappeler le Bresson de L’Argent, la distanciation en moins ; cette objectivité nous imposant une confrontation permanente avec Bruno, son trouble et son destin tragique.
Cette mise en scène, aussi maîtrisée qu’assumée, est d’abord et avant tout au service du texte, porté en voix off par Bruno – un texte d’une acuité troublante, dont il fallait absolument imposer la présence au spectateur. Le jeu hautement stylisé de Dimitri Doré, évitant tout effet d’inutile émotion, renvoie toujours à ce texte, la seule vérité du meurtrier.
En d’autres mains, Bruno Reidal, confession d’un meurtrier aurait pu s’apparenter à un portrait de la vie paysanne en France au début du 20e siècle. Il n’en est rien ici : les quelques images de la vie paysanne (les femmes occupées au cardage, la moisson, la cour de ferme, le repas en famille) sont traitées en autant de tableaux référentiels, directement inspirés de photos et de cartes postales de l’époque – c’est le cinéaste qui le confirme. Le personnage de Bruno n’est pas pour autant abstrait socialement, au contraire : il transporte son appartenance de classe où qu’il soit, notamment au séminaire où il détonne aux côtés des futurs prêtres, tous élégants fils de la bourgeoisie de province.
Évitant donc de contextualiser historiquement l’histoire de Bruno pour privilégier la réflexion sur le profond mystère qu’elle recèle, le film n’en constitue pas moins une réelle mise en accusation de l’Église et du carcan dans lequel elle enferme ses fidèles. La notion de péché, l’un des piliers de l’idéologie catholique, est déterminante dans le trouble qui habite le jeune Bruno et qui va l’emmener à commettre l’inadmissible. Sa réflexion sur le repentir et la clémence divine découle directement de l’éducation catholique qui a surdéterminé son enfance et son adolescence jusqu’au séminaire qui aurait dû le mener à la prêtrise. L’arrogance du latin utilisé par le supérieur du séminaire pour accueillir les jeunes étudiants, latin auquel Bruno ne comprend rien, illustre bien l’autorité abusive dont s’investissait l’Église pour dominer le peuple et le maintenir dans l’ignorance et l’assujettissement. C’est ce même supérieur – il est important de le rappeler – qui, de passage au village de Bruno, en tant que « commis voyageur en catholicisme », comme aimait l’écrire Thomas Bernhard, installe définitivement le trouble dans le cœur et l’esprit de Bruno. Mais l’Église n’est pas la seule piste évoquée : l’homosexualité refoulée, la violence omniprésente du milieu paysan, une forme possible d’autisme, l’incapacité de Bruno d’intégrer quelque milieu social que ce soit (ferme, séminaire) en sont d’autres, évoquées par le film sans aucune hiérarchisation.
Selon l’avis de la commission scientifique qui l’a examiné, Bruno Reidal souffrait de « sadisme sanguinaire congénital ». Si un tel diagnostic lui a évité la guillotine, il ne dit rien du mystère de ce qu’il faut bien appeler l’âme de Bruno ; en nous proposant d’écouter sa voix, Vincent Le Port lui redonne son humanité trouble mais bouleversante, et il le fait avec une maîtrise de son art qui nous autorise à voir en lui un vrai cinéaste avec qui il faudra désormais compter.
9 septembre 2022