Bullhead
Mikael R. Roskam
par Éric Fourlanty
Jacky (Matthias Schoenaerts) est une bête. il bovin, profil d’auroch et carrure de taureau, il traîne sa carcasse solitaire sur la ferme familiale, prospère depuis qu’il traficote dans les hormones pour le bétail. Les hormones, il connaît, puisqu’il en prend des doses massives depuis qu’à l’âge de 13 ans, il a été victime d’une agression sauvage. Un ami d’enfance, devenu mouchard pour la police fédérale, une enquête secrète sur la mafia des hormones, des petits truands délétères, une fillette devenue grande, quelques coïncidences de circonstance : tout est en place pour que le drame survenu 20 ans plus tôt se dénoue. Ou explose.
Il est de bon ton, depuis nombre d’années, de dire d’un certain cinéma français qu’il est « ancré dans le réel ». Avec les frères Dardenne comme figures de proue, c’est un cinéma qui prend son temps et qui refuse les effets grandiloquents, un cinéma qui conjugue l’urgence du direct à l’écriture romanesque, un cinéma qui met en scène du « vrai monde » (ouvriers, agriculteurs, marginaux, exilés, etc.) si tant est qu’il en existe du faux
Si Bullhead, premier long métrage du flamand Mikael R. Roskam, est indéniablement « ancré dans le réel », c’est un réel à la frontière du rêve, ou plus précisément du cauchemar. Bien qu’il soit prisonnier de son corps, de son enfance, de son milieu, de sa langue jusqu’au paysage flamand, plat, gris et froid, qui a les couleurs d’une prison , Jacky semble flotter au-dessus de sa vie, dans un no man’s land sur lequel il n’a pas vraiment prise. Sa vie, il a arrêté de la rêver lorsque le destin, à la veille de sa puberté, l’a prise en charge, et que, malgré l’armure de viande qu’il a revêtue, il a choisi de se laisser mener par le bout du nez, comme un buf à l’abattoir.
Ce parcours du combattant est écrit et mis en scène comme une tragédie classique. « Je ne crois pas aux coïncidences », dit la femme-flic en charge de l’enquête. Ici, pas de hasard, pas de coïncidences, il n’y a que le destin, la fatalité et une dimension quasi-christique. À 33 ans, « l’âge du Christ », Jacky est avant tout un corps qui souffre, sondé au plus près par une caméra tournant sans cesse autour de lui; un corps qui étouffe à l’écran, filmé dans une baignoire, sous un ciel bas, dans un bar exigu, un ascenseur; un corps créé dans la douleur, meurtri, exposé; un corps d’avant la chair, condamné à imploser, filmé comme un Saint-Sébastien qui s’ignore; un corps qui expie un crime qu’il n’a pas commis. Dans cet Évangile païen, pas de rédemption ni de résurrection pour cet Atlas aux pieds fragiles : c’est la ligne droite jusqu’à la mise à mort, portée par les cordes élégiaques de Ralph Keunen.
C’est peu de dire que le film tout entier sa densité, sa grâce, son rythme s’incarne dans son acteur principal. Pour le rôle, Matthias Schoenaerts a pris 27 kilos de muscles. À l’instar du De Niro de Raging Bull, ce n’est pas anecdotique. Il en fallait du talent pour habiter cette masse de douleurs étouffées, pour animer ce regard tourné vers les entrailles, pour faire vivre cette bête humaine. En attendant de voir Matthias le magnifique dans De rouille et d’os, d’Audiard, saluons la découverte d’un acteur hors pair et d’un cinéaste pour qui le réel n’est jamais aussi vrai que lorsqu’il sublimé.
La bande-annonce de Bullhead
13 septembre 2012