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Critiques

CA$H NEXU$

François Delisle

par Gabriel Gagnon

« Combien tu veux? », répète sans cesse Nathan à son frère Jimmy, mendiant de statut et de profession. Et Jimmy, même s’il fait comme si ce n’était pas ÇA, (l’argent) la véritable raison de sa présence, accepte évidemment l’aumône, parce qu’il sait bien qu’il n’est au fond que cela : un quêteux, un nécessiteux, un être réduit à sa condition économique et qui ne peut interagir avec le monde qu’en levant son verre devant les passants. Dans son dernier film, CA$H NEXU$, François Delisle décortique méticuleusement, presque froidement, l’état des liens sociaux, et surtout familiaux, conditionnés par la seule logique économique. Le titre réfère d’ailleurs ouvertement à un concept énoncé par l’écrivain Thomas Carlyle, décrivant la dépersonnalisation des rapports humains sous domination capitaliste :

« O reader, to what shifts is poor Society reduced, struggling to give still some account of herself, in epochs when Cash Payment has become the sole nexus of man to men! » (Carlyle, Chartism)

Entre les personnages de Delisle, aucune humanité, que la réactualisation d’une différence des statuts sociaux. La trinité familiale qu’il met en scène – père, fils, fils (il n’y a pas, ici, de Saint-Esprit) – est gouvernée par cette logique économique implacable et les interactions que ses membres entretiennent ne s’expriment que sous la forme de paiements. Le film lui-même redouble le poids de cette loi arbitraire en adoptant une structure rigide apparentée à celle de la tragédie, glissant, inexorablement, du mal vers le pire. Une tragédie sans catharsis, car la mort n’est que la confirmation d’une autorité, celle du marché sur les êtres.

Cette double automatisation des destins, régulés par l’approche tragique et la loi du marché, écrase les personnages de Delisle et les dépouille jusqu’à ce qu’il ne leur reste pratiquement rien, sinon la honte. Car voilà la part d’humanité qui demeure une fois que tout ce qu’il y a d’humain a été évacué de l’homme. La honte du junkie qui, comme le veut l’adage, abandonne sa dignité en allant quémander. Celle, plus complexe, du frère chirurgien, coupable de ne pas se satisfaire de sa « réussite » sociale. Enfin, la honte du père qui s’accroche à sa parure de patriarche et refuse dès lors de dire la vérité à ses fils. Paradoxalement, cette honte est le seul dénominateur commun qui les unit dans leur impuissance à se lier. Quoi de plus humain que la honte d’être un homme ?

Une honte essentiellement masculine, car les trois femmes du film, mères et conjointes, semblent presque miraculeusement échapper à cette fatalité. Au contraire, elles représentent une planche de salut, illusoire et inatteignable, mais une planche tout de même. Ce qui devient parfois agaçant, surtout lorsque, par association allégorique, elles deviennent Une : la Mère, celle qui porte en elle la vie, et donc la mort (celle de l’homme, en somme). Évidemment, cette réduction de la femme à une image allégorique fait écho à des récits anciens et fondateurs : le meurtre d’Abel par Caïn, l’épouse-mère d’Œdipe, et participe ainsi à donner à la tragédie que porte le film une valeur presque mythique. Cependant, elle a aussi pour effet d’évacuer l’élément féminin du drame en ne lui accordant qu’une fonction passive.

Un bémol qui ne désamorce toutefois en rien la puissance du film. CA$H NEXU$ est une charge désespérée, presque cynique, contre l’état actuel du tissu social. Une charge qui s’exprime par des transitions violentes entre des scènes pathétiques, presqu’à fleur de peau, et d’autres aux cadrages rigides et indifférents aux malheurs qui se jouent alors. Un processus démonstratif qui opère parfaitement dans le premier tiers du film, particulièrement lorsqu’il débouche sur des images de corps découpés au scalpel, à celui de Jimmy criblé de coups par ses créanciers.

Malheureusement, cet impératif, cette lourdeur de tous les instants s’épuise par moments et finit par diminuer la portée dévastatrice de l’ensemble. Le ton sérieux et toujours égal du film exige du spectateur un engagement complet, voire une dévotion, face à la gravité de l’action. À force de répéter sans relâche le même constat, la même condamnation, le crime paraît moindre, usé. La critique du système devient alors presqu’une acceptation de l’état des choses. Ce qui n’est pas, en soi, inintéressant et en dit beaucoup sur la difficulté à rendre sensible ces violences internalisées, « normales » parce que quotidiennes.


2 avril 2019