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Critiques

Callshop Istanbul

Sami Mermer

par Gérard Grugeau

Il y a des lieux qui sont des microcosmes révélateurs de l’état du monde. C’est le cas des callshops, ces centres d’appel que l’on retrouve dans la plupart des grandes métropoles de la planète. Autour d’eux gravitent souvent les laissés-pour-compte d’un ordre économique mondial de plus en plus impitoyable qui contraint à l’exil des populations entières chassées par la guerre et la misère. Les callshops d’Istanbul ne font pas exception à la règle, d’autant plus que, par sa position géographique, la métropole turque a été historiquement au carrefour des civilisations entre l’Europe et l’Asie. Elle est aujourd’hui plus que jamais un lieu de passage pour les migrants venus de l’Afrique subsaharienne, les réfugiés syriens et irakiens ou une jeunesse cosmopolite aventureuse. C’est en plaçant leur caméra dans ces petits commerces des plus animés que Hind Benchekroun et Sami Mermer (Les tortues ne meurent pas de vieillesse) ont pu, à la faveur de conversations intimes saisies au vol, prendre le pouls du mouvement du monde à une époque où se multiplient les drames  humains.

L’idée du déplacement est présente dès l’ouverture du film avec ce plan de traversier illuminé qui fend la nuit sur le Bosphore et reviendra plus tard à l’écran comme un motif. Callshop Istanbul est un voyage mental entre les continents et les cultures, une immense caisse de résonance où se croisent toutes les rumeurs du monde liées aux errances forcées des temps modernes. Dans les cabines isolées du centre d’appel ou dans les chambres minables où l’on s’entasse à plusieurs, chacun y va de ses confidences. Cette parole riche et démultipliée nous dit non seulement la séparation des familles qui souffrent de l’absence de l’autre, les affres de la précarité économique, la débrouillardise des sans papiers qui vendent à la sauvette, les tractations avec des passeurs souvent sans scrupules pour atteindre l’Europe, mais aussi l’entraide, les liens affectifs et la solidarité entre des individus aux abois qui s’accrochent à ce qui leur reste de rêves. Sami Mermer et Hind Benchekroun savent s’effacer devant ces fragments d’intimité qui viennent parfois jusqu’à nous presque par effraction. Notamment en présence des Africains réunis dans leur chambrette aux abords de la voie ferrée, la caméra laisse les sujets s’emparer de la narration et dessiner à travers une parole commune leur vision du monde souvent teintée de fatalisme. De tels moments fragiles, tout en pudeur rentrée, sont en soi des petits miracles de cinéma. Cette disponibilité aux autres vaut aussi pour le callshop, là où les tourments de plusieurs personnages affleurent à l’écran. Comme dans le cas de Fadil, jeune Irakien pleurant dans les bras de ses amis qui rentrent au pays et l’abandonnent à son sort. Ou dans celui du Sénégalais Ibrahim, alcoolique et sans abri, réprouvé aujourd’hui par sa famille parce qu’il n’a pas su répondre aux attentes des siens. Réceptacle de ce concert de voix chargées à la fois d’espoir et de détresse, Callshop Istanbul devient ainsi le point de jonction vers où convergent toutes les solitudes d’un monde en violente mutation.

Face à un tel sujet, Callshop Istanbul ne pouvait que se transformer en un film sur l’attente. Une attente souvent cruelle et anxieuse, à l’image de ces vies en suspension malmenées par les grands bouleversements mondiaux. Une ritournelle chantée et jouée à l’accordéon vient colorer par ailleurs de mélancolie le récit qui se cherche une forme. On déplorera en effet que la mise en scène ne sache pas toujours produire l’effet de distance nécessaire pour creuser le réel et y faire advenir des séquences libres où les témoignages des exilés pourraient trouver dans la ville leur prolongement naturel. Il manque au film une respiration interne branchée sur les pulsations d’Istanbul qui donnerait davantage corps à la solitude et au désarroi des personnages. On se dit que les conditions de tournage difficiles et clandestines ont peut-être limité les choix d’écriture. Dans les circonstances, on se réjouit que les cinéastes aient pu enregistrer, même à distance, les manifestations de la jeunesse stambouliote exprimant son désir de liberté sur la célèbre place Taksim et ses alentours. Cet esprit de résistance, capté dans sa spontanéité échevelée et aujourd’hui étouffé par les dérives autocratiques du pouvoir islamo-conservateur d’Ankara, confère alors une ampleur inattendue au film, car le cinéma habite soudain l’Histoire, rendant plus essentielles que jamais les voix des exilés que nous venons de côtoyer et dont nous emportons le souvenir ému au sortir de la salle.

La bande annonce de Callshop Istanbul


19 mai 2016