Je m'abonne
Critiques

Camion

Rafaël Ouellet

par Apolline Caron-Ottavi

Dans la jeune sphère du cinéma québécois, et de façon sommaire, on pourrait imaginer Camion comme l’histoire d’un camionneur qui complèterait celle du vendeur dans Le vendeur de Sébastien Pilote. Alors que le vendeur se mettait à travailler encore plus pour faire face à la réalité, le camionneur, lui, n’est plus capable de reprendre son travail après l’accident. Les deux films ne naviguent peut-être pas dans les mêmes eaux – ils ne se ressemblent pas –, mais il y a décidément des récurrences déconcertantes dans le jeune cinéma québécois, et Camion n’y échappe pas. Mais passons.

Passons, car chez Rafaël Ouellet, ce n’est pas dans le récit principal ni dans les moments les plus appuyés que le cinéma prend réellement corps. Ce n’est peut-être pas entièrement voulu, car ses scénarios sont très précis (peut-être trop, rien n’est laissé dans l’ombre), mais c’est comme ça. Dans New Denmark, le thème de la disparition ne s’incarnait jamais vraiment à l’écran, et comme il s’agissait là de l’enjeu principal de l’histoire, il ne restait plus grand-chose au film pour tenir debout. Dans Camion non plus, la tragédie initiale n’est pas vraiment palpable. Mais cette fois l’émotion est passée ailleurs, et avec force. Où ? Dans les interstices du scénario, dans les moments mineurs de l’action ; entre ce père et ces deux fils venus le soutenir, trio de personnages bien dessinés, mais entre lesquels il ne se passe rien de défini : ni réel conflit latent, ni réelles retrouvailles. Et là, Camion fonctionne, car ses qualités surpassent ses maladresses.

Ce qui est beau, ce sont ces dialogues apparemment insignifiants, qui ne cherchent pas à faire « dire » quelque chose à la banalité du quotidien (on parle de comment couper du bois, point. Pas de sous texte sur le malaise de la structure familiale ou une quelconque morosité sociale) ; c’est la manière dont la sentimentalité d’une séquence est compensée par l’absurde de la suivante (notamment cette scène à la Don Hertzfeld chez les vivants, où le fils qui saigne du nez en extrait pendant une bonne minute une bande de coton). C’est cette façon, aussi et surtout, qu’a Rafaël Ouellet de filmer ses acteurs, à la fois brute et sensitive. Peut-être est-ce parce qu’il a filmé en premier lieu des femmes que les hommes de Camion sont si attachants? En forçant un peu le trait, on pourrait dire qu’il a su filmer l’homme chez ses actrices et qu’il sait désormais filmer la femme chez ses acteurs… Pourtant, dira-t-on, la mise en scène se fait ici plus dure, plus rigide : ses deux précédents films usaient de la mobilité de la caméra pour filmer le frémissement des cheveux sur une nuque, ou l’hésitation d’une démarche. Ici, ce sont des cadres fixes qui posent des visages forts, des silhouettes massives, celle de Julien Poulin surtout, très souvent complètement de dos. Sauf que là encore, quelque chose d’autre parvient à faire son chemin ailleurs, dans ces moments étranges où le ton sonne un peu faux, où le rythme décroche et où les gestes sont malhabiles : comme dans l’incroyable scène de chasse, lorsqu’un conflit avec un imbécile sans principes ramène l’amertume au premier plan – l’amertume du travailleur, des travailleurs, et non pas celle du chasseur seulement. Rafaël Ouellet aime ceux qu’il filme et, en ne les poussant pas à la performance technique, il leur permet de trouver leur justesse. Il fait du cinéma avec candeur. Peut-être naïvement parfois, et alors ? C’est rare (on comprend le jury œcuménique de Karlory Vary), et quand c’est aussi sincère, c’est désarmant.

Il y a des fois où « on n’y croit pas », c’est sûr. Mais c’est que ce cinéma très littéral, très concret, crée sa propre forme d’abstraction. Peut-être faut-il oublier l’apparent réalisme pour voir les chimères qui s’y cachent. Il faut pardonner (on en adopterait presque un langage chrétien…) les situations archétypales, le symbolisme parfois un peu lourd, les plages de musique collées à l’émotion, certes étouffantes, pour se mettre à voir des motifs plus forts et plus consistants, à l’image de ce beau prologue, où le camion est filmé comme une bête rugissante, mais fonçant dans un mur à toute allure, en fin de vie. Pour être ému, il faut se mettre à voir dans ces paysages non pas tant le Québec qu’une ruralité larguée (et on se met à repenser sous un meilleur jour l’étrange opposition de la ville et de la campagne dans Derrière moi) ; se mettre à entendre dans la confrontation des langues et des accents non pas l’expression d’un conflit linguistique, mais le morcellement de toute forme d’identité; se mettre à prendre cette histoire apparemment très personnelle pour une fable sur le changement, qui fait croire que ces ruralités ont disparu du monde, alors qu’elles se perpétuent plus que jamais. Pour cette raison, Camion parlera peut-être parfois plus à certains étrangers qu’à certains Québécois…

Et si l’on regrette que le film dure malheureusement assez longtemps pour se diriger vers une réconciliation factice et un espoir convenu, tandis que l’inévitable neige du cinéma québécois s’abat sur le film (dommage, l’originalité du cinéma de Ouellet c’était le choix de l’été), on pourra toujours consoler son cynisme en se disant que la neige, c’est un vieux téléviseur en panne.

La bande-annonce de Camion


16 août 2012