Carancho
Pablo Trapero
par Helen Faradji
Des débris de verre sur le sol. Une aiguille cherchant à percer la veine d’un cou de pied. Une ombre étendue au sol se recroquevillant sous les coups. Quelques pans de tôle froissée jonchant le sol d’une rue déserte, la nuit. Une nuque filmée au rasoir. Des gros plans sensuels, physiques baignés dans la pénombre que rythme un rock lancinant. Une mise en scène âpre, réaliste, mais paradoxalement attirante, troublante. Évidemment, on pense au Crash de Cronenberg. L’alliance du désir et du concret, le mariage de la mort et de l’érotisme, de la souffrance et du plaisir. Mais là où Cronenberg examinait cicatrices et pulsions pour mieux réfléchir aux impacts du mécanique sur le corporel, et vice-versa, Carancho, lui, va plutôt plonger dans le cambouis sanglant du monde des accidents de la route pour observer le dérèglement d’une société entière.
C’est que ce film âpre et séduisant marie en réalité deux styles, deux approches. Celle d’un cinéma du corps, d’abord, viscéral et séduisant, où les coups, les bleus, la chair investissent l’écran avec une densité presque palpable. Celle ensuite du film noir, du vrai, où une intrigue de surface sert surtout à révéler l’état d’une ville, un chaos urbain empoisonné par la corruption, la vénalité, l’arrogance des hommes. Une tradition plus didactique aussi, qui explique pourquoi Carancho pêche parfois par un excès de dialogues explicatifs. Un détail pourtant, que cette nouvelle livraison de Pablo Trapero (Leonera), primé trois fois lors de sa présentation au dernier Un certain Regard, parvient bien vite à faire oublier en maintenant un sens de l’équilibre quasi-parfait entre ces deux dimensions. Et comment ce polar socio-charnel les unit-il? En partant d’un constat à Buenos Aires, on estime que 22 personnes meurent chaque jour des suites d’un accident de voiture qu’il transforme bien vite en symptôme d’une Argentine malade, en phase terminale.
Au milieu de ce fatras de corps et de carcasses, deux êtres en perdition, dont chaque geste, chaque regard semblent plombés par une fatigue extrême, vont alors porter sur leurs épaules toute la violence de ce monde pervers. Deux morts-vivants. Deux tristesses qui se vivent en mode survie. Ils sont loin d’être innocents, mais leurs beaux visages émaciés, leurs cernes marqués (ceux, graves et expressifs de Martina Gusman et Ricardo Darin) diront mieux que n’importe quelle image-choc dans quel état cette société qui ne marche plus droit laisse les humains. Car au fond la question qui anime Lujan, l’urgentiste droguée, et Sosa, l’avocat véreux (en espagnol, carancho veut dire vautour) est aussi simple que sans réponse : peut-on encore avoir une conscience, une morale, dans un monde qui n’en a plus? À quelques plans près, cette chronique lucide, cruelle, étouffante mise en scène avec un sens de l’urgence palpitant répondrait avec cynisme. Mais sur ce terreau d’un noir de jais, Trapero laisse aussi éclore avec délicatesse et douceur une histoire d’amour tendre et reposante. Quelques secondes de quiétude et de beauté avant de frapper le mur.
7 avril 2011