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Critiques

Carlos

Olivier Assayas

par Eric Fourlanty

Pourquoi, en 2010, faire un film de 5h30 sur Ilich Ramirez Sanchez, le plus célèbre des terroristes du 20e siècle, mieux connu sous le nom de Carlos? Tout d’abord parce que ce destin d’exception incarne toute la complexité de deux décennies de géopolitique mondiale, deux décennies qui, jusqu’au 11 septembre 2001, ont façonnées le monde dans lequel nous vivons. Et aussi parce qu’alors qu’il croupit aujourd’hui dans une prison de la région parisienne, ce personnage énigmatique, charmeur, violent, médiatique, fascine toujours autant. Mercenaire opportuniste ou révolutionnaire lyrique? Mégalomane idéologique ou tête brûlée des causes perdues? Le film d’Assayas ne répond, bien sûr, pas à ces questions et tente de montrer les multiples facettes de l’énigme Carlos. De multiples facettes qui sont certainement plus évidentes dans la version originale que dans celle de 2h45, destinée au grand écran. En entrevue, Olivier Assayas assume les deux versions de son film, qualifiant la première de plus romanesque et la seconde, de plus journalistique.

On comprend que, vu l’ampleur du projet, le film n’aurait pu exister grâce aux modes de productions cinématographiques et que, sans l’apport de Canal +, il n’aurait jamais vu le jour. Ceci dit, la version « courte » nous laisse un peu sur notre faim – raison de plus pour aller voir la version intégrale au Festival du nouveau cinéma.

Pourtant habitué aux récits plus intimistes (L’heure d’été, Clean, Les Destinées sentimentales), Assayas atteint ici l’efficacité d’un Spielberg lorsqu’il signe Munich, tout en conservant les zones d’ombres, la fluidité et la densité qui caractérisent son cinéma. Les presque trois heures de la version cinéma passent à la vitesse de l’éclair et la vision de l’auteur et celle de l’homme de spectacle cohabitent harmonieusement. Comme quoi action et suspense ne sont pas irréconciliables avec mise en scène éclairée et regard sur le monde. Dans le contexte du cinéma actuel, Carlos est du calibre des films politiques italiens des années 70, ambitieux, haletants et touffus. Mais le spectre de l’entreprise – deux décennies de géopolitique à travers une vingtaine de personnages dans une dizaine de pays – souffre des coupures imposées par la durée de la version cinéma.

Difficile de savoir, sans avoir vu la version longue, ce qui a été sacrifié. Dans celle destinée au grand écran, rien sur l’enfance et l’adolescence de Carlos, fils d’un avocat marxiste vénézuélien qui prénomma l’un de ses deux autres fils Staline! Rien non plus sur ses deux années passées à l’université Patrice Lumumba de Moscou, boursier du parti communiste vénézuélien. Et surtout rien sur les années 80, là où le terroriste a multiplié les attentats meurtriers (9 morts et 87 blessés dans le Capitole Paris-Toulouse, le TGV Paris-Marseille et la Gare de Marseille), attentats perpétrés uniquement pour forcer la libération de sa compagne, la terroriste allemande Magadalena Kopp. Ici, on passe directement de 1980 à la chute du Mur de Berlin. On comprend l’ellipse pour arriver à la période où, la guerre froide ayant pris fin, des terroristes comme Carlos n’avaient plus leur raison d’être, mais la peinture du personnage est morcelée, simplifiée, exempte de la période la plus trouble de sa vie mouvementée.

Certain choix de réalisation sont courageux, comme celui de consacrer près du tiers du film à la prise d’otages au siège de l’OPEP en 1975. Une opération spectaculaire qui consacre Carlos comme vedette médiatique mais qui s’avère être un fiasco, du point de vue de ses employeurs : le FPLP (Front populaire de libération de la Palestine), financé par Saddam Hussein – Carlos soutiendra plus tard qu’il s’agissait de Khadafi… Ce sera aussi l’amorce du déclin de Carlos, renvoyé du FPLP parce qu’il a qui négocié les otages pour 20 millions de dollars plutôt que d’obéir aux ordres de les livrer. C’est le point tournant de sa vie, là où le révolutionnaire idéologique est devenu une tête brûlée qui a succombé à ses démons : mégalomanie, cupidité, opportunisme et la peur de ne pas être à la hauteur des enjeux pour lesquels il s’était engagé. C’est aussi le point tournant du film mais, dans cette version cinéma, le cinéaste brûle les étapes en prenant un raccourci jusqu’au Carlos bedonnant, mercenaire travaillant pour le plus offrant et échouant dans un Soudan qui, après l’avoir accueilli et protégé, le livrera à la justice française.

On peut difficilement imaginer un autre acteur qu’Edgar Ramirez incarner Carlos. Avec sa moue à la Val Kilmer, sa dégaine de Joe Dassin latino et son corps de G.I. Joe, il a le charisme d’un play-boy prêt à exploser et la vanité, la suffisance qui viennent avec. Son Carlos est un monomaniaque de charme qui, jamais, ne baisse la garde, qu’il écarte les jambes d’une femme avec un revolver ou qu’il toise un agent des services secrets français, c’est une bombe à retardement lucide qui, toujours, sait ce qui l’attend : la mort.

Il reste que, même dans sa version cinéma, Carlos est un formidable pari, celui de dépeindre par l’entremise du portrait d’un seul homme, les multiples ramifications entre les pouvoirs économiques et politiques, les aspirations révolutionnaires et individuelles, les enjeux mondiaux qui allaient aboutir à la mondialisation que nous vivons aujourd’hui. Un homme qui ne fut qu’un pantin entre les mains des puissances en jeu et qui, tel un personnage d’une tragédie grecque, conjugua la grandeur et l’aveuglement d’un héros condamné d’avance.


14 octobre 2010