Carol
Todd Haynes
par Helen Faradji
Être libre. L’expression peut sembler vaseuse, bouche-trou. La liberté, au fond, qu’est-ce que c’est ? Un beau grand concept que l’on ressort en temps de crise pour s’abriter derrière lui, comme un paratonnerre. Un idéal que l’on poursuit, sans réellement savoir s’il est tout à fait possible de le vivre. Un absolu qu’il est souvent plus facile d’espérer que d’éprouver.
Ce que l’on peut savoir, après une plongée dans l’œuvre de Todd Haynes, c’est que toute indéfinissable qu’elle soit, elle se paye. Les trois monstres inspirés par Genet de Poison, la ménagère tétanisée de Safe, la star glam-rock de Velvet Goldmine, l’épouse sirkienne de Far From Heaven, les Dylan de I’m Not There, sa Mildred Pierce, et aujourd’hui Carol… tous la rêvent, tous la devinent, derrière la noirceur de leurs existences, comme un oasis, tous lui sacrifient un bout de leur âme ou de leur corps à mesure qu’ils s’en approchent. Mais tous apprennent que c’est aussi lorsqu’on accepte de perdre, de s’éloigner du confort d’une vie d’habitudes plus ou moins malsaines, de prendre des coups en restant inlassablement debout qu’on la gagne.
En voyant Carol aujourd’hui, on comprend aussi cela. Ce qui intéresse Haynes, au fond, n’est probablement pas tant cette idée que la plupart de ses héros ne savent même pas qu’ils poursuivent, mais bien le processus. La libération plus que la liberté. Le chemin vers un épanouissement, une acceptation, ce poids dont il faut se délester. Pour Carol, comme souvent chez Haynes, ledit poids sera lié à son identité sexuelle. Car dans ce New York puritain et accro aux conventions des années 50, Carol est homosexuelle. Mariée, mère d’une petite fille, vivant dans le luxe et la sophistication, elle ne peut plus se mentir lorsqu’elle croise le chemin d’une jeune employée de grand magasin. Et vogue la galère pour cette grande bourgeoise raffinée qui devra faire face à ce dilemme : divorcer et être heureuse ou perdre la garde de sa fille.
Chez d’autres, la morale se serait invitée pour jouer les arbitres, et aurait pu faire de ce parcours une descente aux enfers complaisante. Chez Haynes, il n’en est rien. Car c’est par le cinéma, un grand geste de cinéma, un geste de cinéma sublime, que le cinéaste va magnifier cette femme, la rendant plus grande, plus belle, plus forte, plus vulnérable aussi que nature.
Un geste de cinéma qui se déploie alors sur les trois tableaux fondamentaux de toute œuvre d’art. Le récit, d’abord, adapté d’une histoire signée Patricia Highsmith par Phyllis Nagy, qui dessine cette magnifique et difficile histoire d’amour entre mélo et road-trip en se tenant au plus près des personnages, tout en mettant en jeu à chaque plan, chaque scène, la liberté de ces femmes à aimer, à être dans un monde qui le leur refuse et l’angoisse grimpant d’un cran chaque seconde qui en résulte.
Mais l’intelligence d’Haynes est aussi d’avoir su piocher dans tout l’arsenal stylistique et esthétique du film noir pour multiplier les jeux de reflets et de désaxages, les colorations jaunes et vertes, les harmonies terriblement mélancoliques composées par Carter Burwell et ainsi faire résonner dans le grain même de ces images tournées en 16mm l’ambiguïté, la tristesse, l’amertume causées par ce combat pour un amour défendu.
Un classicisme vintage de forme, une modernité totale de fond, et au milieu de l’amalgame sidérant de puissance et de finesse, deux actrices, formidablement complémentaires, deux femmes-monstres se faisant face pour mieux incarner toutes les étapes de ce chemin vers mieux. Rooney Mara, d’abord, en petite souris délicate, fragile, timide. Mais surtout Cate Blanchett, hallucinante de présence, capable d’un seul froncement de sourcil ou d’une simple ombre passant dans son regard félin, de transmettre une épaisseur, une profondeur, un mystère aussi intenses que fascinants.
Les films qui ont la grâce de se faire œuvre, l’intelligence de miser sur toutes leurs forces, l’énergie de s’abandonner à plus grand qu’eux ne sont pas si nombreux. Carol, bouleversant et impérial, est de ceux-là. De ceux que l’on voudra chérir autant que cette liberté qu’il laisse briller comme un phare.
La bande-annonce de Carol
10 Décembre 2015