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Critiques

Casting JonBenet

Kitty Green

par Charlotte Selb

Depuis l’immense succès du podcast Serial, le documentaire aime à revisiter des crimes anciens non résolus ou au verdict contestable. Ce regain d’intérêt pour le documentaire policier n’a pas échappé au géant Netflix, dont la série originale Making A Murderer a passionné et révolté les abonnés en 2015. Mais c’est une proposition beaucoup plus radicale et hors du commun que propose cette année la plateforme avec le documentaire unique Casting JonBenet de Kitty Green, qui après sa première à Sundance est disponible sur Netflix depuis avril. Avec pour sujet l’un des meurtres d’enfants non résolus les plus médiatisés des États-Unis, Casting JonBenet n’essaye pas de faire la lumière sur les véritables assassins de JonBenét Ramsey, petite reine de beauté de six ans retrouvée morte dans le sous-sol de la maison familiale en 1996 à Boulder, au Colorado. C’est plutôt notre fascination pour les faits divers sordides et leur influence sur notre psyché collective que propose d’explorer Kitty Green.

Le film hybride est très à la mode, mais Casting JonBenet n’adopte pas tant la forme du docu-fiction classique que celle d’un documentaire sur la préparation d’une fiction inspirée des faits réels : une « fiction fictive », puisque la réalisatrice fait passer des auditions à des acteurs non professionnels en vue de leur faire jouer les rôles des principaux protagonistes de l’affaire (la petite fille, ses parents, son frère, un policier, et un pédophile soupçonné du meurtre), dans un film de fiction qui ne se déploiera que dans de courts passages du documentaire. Casting JonBenet tourne donc autour du processus même de préparation du film imaginaire. On est ici assez proche de la démarche de Robert Greene dans Kate Plays Christine (2016), ou même de Joshua Oppenheimer dans The Act of Killing (2012). L’expérience n’est pas étrangère à la cinéaste, puisqu’elle montrait déjà dans son court métrage The Face of Ukraine: Casting Oksana Baiul (2015) le casting fictif du rôle de la patineuse artistique ukrainienne. L’approche se complexifie toutefois ici puisque les acteurs ne sont autres que les habitants de Boulder. Lassés du battage médiatique autour du crime, ceux-ci ont à travers ces auditions l’occasion de s’exprimer sur le cas, de partager leurs théories, et de raconter leurs propres traumatismes liés ou non à l’affaire.

On pourrait débattre longtemps des implications éthiques de la démarche, notamment en ce qui a trait aux connaissances réelles des personnes impliquées dans le projet final. Quand, lors du casting du frère, lui-même soupçonné du meurtre, de jeunes garçons parlent de leurs relations familiales réelles, avant de se prêter à une mise en scène où ils font exploser une pastèque à coups de lampe de poche, on ne s’étonnera pas que le film ait créé un tant soit peu de controverse. Cependant, la dernière partie du film, où les différents interprètes des mêmes rôles partagent la scène et se croisent dans un ballet effréné mettant en scène parallèlement plusieurs théories sur les dernières heures de JonBenét, donne l’impression d’un véritable projet commun, d’une réappropriation d’un récit qui hante la communauté depuis 20 ans. Plus décevant par contre est le montage rapide des auditions, où la parole n’a jamais le temps de se déployer véritablement, où la gravité et l’intimité des révélations auraient mérité une écoute plus patiente et plus respectueuse. On sent alors le désir typique des documentaires commerciaux de tenir à tout prix le spectateur en haleine – aux dépens de l’intégrité des sujets.

En 2013, Kitty Green réalisait Ukraine Is Not A Brothel, un documentaire troublant sur les Femen révélant les forces sombres à l’œuvre derrière le groupe féministe et la manipulation de ses membres par son fondateur masculin. Avec Casting JonBenet, l’auteur touche à nouveau aux questions de féminité, de performance et de contrôle. Fortement poussée par sa mère, la jeune victime avait participé et remporté de nombreux concours de beauté pour enfants, produit culturel typiquement nord-américain qui pose la question de la sexualisation des petites filles. Avec une œuvre qui s’intéresse jusqu’ici aux enjeux féministes contemporains les plus complexes, et une approche qui n’a décidément pas froid aux yeux, Kitty Green a probablement encore plus d’un tour dans son sac. On espère simplement que si elle continue dans la voie du méta-documentaire, elle étendra sa réflexion au contrôle qu’elle exerce elle-même dans sa propre démarche.


27 septembre 2017