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Critiques

Ce qu’il faut pour vivre

Benoît Pilon

par Marco De Blois

  24 images a commencé à s’intéresser au travail de Benoit Pilon en 1987, alors que celui-ci venait de réaliser un court métrage de fiction prometteur à l’Université Concordia, La rivière rit. Son moyen métrage suivant, Regards volés (1995), confirmait qu’il fallait surveiller le jeune cinéaste. Puis, contre toute attente, celui-ci a décidé de s’orienter vers le documentaire, signant quelques-uns des succès critiques et publics du documentaire québécois des dernières années, dont Roger Toupin, épicier variété (2003).

Premier long métrage de fiction de Pilon, Ce qu’il faut pour vivre narre l’histoire d’un Inuit (Tivii) déplacé dans un sanatorium de la ville de Québec dans les années 1950 pour y recevoir un traitement contre la tuberculose. Isolé, loin des siens, cet homme venu d’ailleurs ne connaît ni la langue ni les coutumes d’une société qui essaie tant bien que mal de l’accueillir et de le comprendre. Le film tend à rompre avec la démarche de proximité affectionnée par le cinéaste dans ses documentaires. Par exemple, dans Rosaire et la Petite-Nation, Pilon rendait visite à son grand-oncle. Roger Toupin, épicier variété et Nestor et les oubliés ont été filmés dans son quartier, juste en face de chez lui. Pour Des nouvelles du Nord, Pilon avait commencé à affronter l’éloignement en se rendant à Radisson près de la baie James. Dans Ce qu’il faut pour vivre se multiplient avec plus d’insistance les signes de l’ailleurs : le film a en effet été tourné à Québec et se déroule dans cette ville à une époque que n’a pas connue le réalisateur, né en 1962. De plus, Pilon se mesure ici à un scénario que lui a offert le cinéaste Bernard Émond.

Pourtant, ces nouveaux développements dans l’œuvre de Pilon ressemblent aussi à un retour aux origines, car c’est précisément le thème du regard sur l’autre que celui-ci abordait dans Regards volés. De plus, on retrouve dans Ce qu’il faut pour vivre un humanisme affable et attentionné comparable à celui de ses documentaires. Tivii est en effet un proche parent des individus décalés que le réalisateur a filmés avec empathie.

Le scénariste s’est appuyé sur son expérience de travail dans le Grand Nord pour écrire ce scénario inspiré d’un événement véridique ayant touché le peuple inuit. Son influence – la justesse du regard de l’anthropologue – apparaît avec évidence dans la description minutieuse des situations qu’entraîne la transplantation d’un individu dans un environnement qui lui est étranger et où il est incapable de communiquer. Pilon s’est emparé de ce matériau en faisant preuve de retenue dans la mise en scène et d’une déférence respectueuse à l’égard des personnages. Du coup, le film n’est pas une charge contre les errances d’une administration publique ou le racisme d’une société; les personnages, c’est-à-dire les patients, les médecins, les prêtres et les infirmières, tentent ici de faire de leur mieux dans un contexte où les possibilités de s’ouvrir à l’autre sont semées d’embûches. La façon un peu hiératique qu’a Pilon, dans ses documentaires, de représenter l’« ordinaire » – cette mise à distance respectueuse qui a comme résultat de transfigurer les êtres – déteint sur l’esthétique de Ce qu’il faut pour vivre. L’apport du directeur photo Michel La Veaux, acolyte de longue date de Pilon, est sur ce point décisif. La Veaux compose ici des cadrages rigoureux en format 2:35 (Cinémascope) dans lesquels la lumière a une fonction symbolique (elle s’immisce de façon à rappeler le pays gorgé de lumière qu’a dû quitter Tivii). L’œoeuvre possède sans conteste un ton solennel, ayant parfois l’apparence d’un tableau mémorial dans lequel le passé est à la fois documenté et immortalisé.

Ce qu’il faut pour vivre ouvre de nouvelles perspectives dans le travail de Pilon tout en faisant le lien avec dix années de pratique documentaire. La dignité des êtres est ici le mot clé. De fait, le respect avec lequel Pilon tournait sa caméra vers les Rosaire, les Roger et les Nestor est inséparable de sa façon de mettre ici en valeur les acteurs. Le réalisateur se montre habile à aller chercher une émotion juste et à la transmettre jusqu’au spectateur. Dans le rôle du personnage profondément attachant qu’est Tivii, Natar Ungalaaq, connu pour son travail avec Zacharias Kunuk (Atanarjuat et The Journals of Knud Rasmussen), fait ainsi preuve d’un naturel et d’une exactitude remarquables et constitue l’une des grandes révélations de ce film.

Texte originellement paru dans le numéro 138 de la revue 24 Images.


18 juin 2009