Cemetery of Splendour
Apichatpong Weerasethakul
par Gérard Grugeau
Le cinéma intuitif d’Apichatpong Weerasethakul ouvre les portes de la perception. Il pave les voies de l’infini et offre un incroyable potentiel de transformation. Loin de tous liens de causalité, il campe à la lisière de mondes innombrables à la porosité labile qui se côtoient et se contaminent. Quand ils ne se rêvent pas carrément les uns les autres. Le rêve, lieu de toutes les rencontres et réincarnations, est le coeur battant de ce récit indolent à la stagnation trouble qui caractérise l’envoûtant Cemetery of Splendour. Si à l’issue de ce voyage opiacé, un nouveau champ de vision ouvre, la transition se fait ici dans l’affliction, comme le montre le dernier plan élusif du film où le regard affolé de Jen, l’héroïne, vient buter sur l’immense gouffre d’un chantier (un projet secret gouvernemental ?) qui menace d’engloutir les lieux et peut-être, allégoriquement, le pays tout entier. On le sait, en passe de s’exiler, le cinéaste tournera son prochain film au Mexique… comme quoi le futur qui vient du passé a déjà subrepticement pris possession du présent. À n’en pas douter, Cemetery of Spendour est une réflexion critique sur la situation actuelle de la Thaïlande, doublée d’une méditation attristée sur l’éveil à un impensé individuel et collectif que le rêve invite à conjurer.
Chez Weerasethakul, le temps est toujours un vaste continuum a-dramatique que le cinéaste sculpte avec délicatesse, faisant en sorte que les temporalités se chevauchent à loisir. Source d’apparitions délestées de tout effarement, le fantastique qui s’y love n’est somme toute que le double sauvage du réel. Et c’est au seuil de tous ces mondes que les fantômes viennent à notre rencontre par la magie d’un art aux trucages simples qui renouent avec l’innocence du cinéma des premiers temps. Et ici, les esprits sont légion, alors que l’action se concentre autour de militaires, atteints d’une étrange maladie du sommeil, qui sortent de leur léthargie par intermittences. Parmi eux : le soldat Itt qui est veillé par Jen, une bénévole à la présence assidue, et Keng, une médium aux pouvoirs mystérieux. Entre ces trois personnages, les rêves et les vies antérieures ou à venir vont circuler et s’entredévorer, traçant un chemin vers la pleine conscience. Comme pour l’installation Primitive (2009), Cemetery of Splendour est porteur du lourd karma de la Thaïlande, de sa mémoire historique. Et de subtils échos se créent avec le passé des personnages et de Weerasethakul lui-même, puisque l’hôpital mis en scène dans sa région d’origine n’est nul autre que celui où travaillait ses parents. Sans compter que cet hôpital et son parc recouvrent les ruines d’un royaume millénaire englouti dont les spectres errants, qui aiment à vampiriser les âmes, pourraient être la cause de l’apathie des soldats. Et ultime fantômes : ceux du cinéma lui-même que croisent Jen et Itt dans une salle où est projeté un de ces films de genre (ici, The Iron Coffin Killer de Phyungvet Phyakul) que le cinéaste affectionnait tant dans sa jeunesse. Tous ces fantômes convoqués à l’écran participent ici d’une esthétique de l’insaisissable où ludisme, onirisme et mysticisme se fécondent volontiers.
Dans Cemetery of Splendour, cette esthétique s’apparente plus que jamais à une expérience sensible proche de l’hypnose. Par le régime des plans qui s’étirent progressivement pour installer une douce torpeur, le cinéaste nous fait toucher à différents degrés subtils de conscience que nous traversons dans un état semi somnambulique. Le travail minutieux sur le décor de la chambre des soldats, qui tient d’une installation contemporaine de luminothérapie avec ses tubes phosphorescents aux couleurs changeantes, créé une sorte de halo spectral dans lequel notre regard se noie et accède à l’impermanence du monde. Comme si cette rêverie languissante dans laquelle nous plonge le filmage nous immergeait à la longue dans un vide de l’esprit au sein duquel toute chose peut soudain advenir, cohabiter et recouvrir le champ entier de l’existence. C’est dans cet espace-temps infiniment riche et précieux où plus rien n’est stable ni durable que la magie du cinéma d’Apichatpong Weerasethakul opère à plein, libérant dans son aura de mystère notre splendeur emprisonnée.
CEMETERY OF SPLENDOUR – Bande-annonce officielle – sortie en salle au Québec le 18 mars 2016 from EyeSteelFilm Distribution on Vimeo.
17 mars 2016