Certains de mes amis
Catherine Martin
par Robert Daudelin
On pense, bien sûr, aux bouleversants Portraits d’Alain Cavalier, eux aussi filmés avec une caméra légère dont le cinéaste est le seul maître. Mais la comparaison, aussi pertinente puisse-t-elle paraître, s’arrête là. Cavalier fait presque œuvre d’archiviste (avec l’émotion en sus !), un peu comme l’avaient fait brillamment en photo August Sander et Irving Penn ; il ne filme pas des amis et ne sollicite aucune intimité avec ses sujets.
Le titre du nouveau film de Catherine Martin est explicite : ce sont des « amis » de la cinéaste que nous sommes invités à découvrir – dans leur quotidien, leur travail, leurs préoccupations, leurs souffrances et leurs rêves. Mais ce sont aussi des portraits, pour lesquels il faut poser, s’arrêter, fixer l’objectif (durant 30 secondes !), s’installer hors du temps.
La cinéaste – délibérément, soyons-en assurés – démarre son film (une visite à l’atelier du peintre François Vincent) dans le silence, ce premier ami étant même filmé à contre-jour. Si les bruits progressivement arrivent, la parole, elle, se fait attendre, se fait désirer. Nous voilà prévenus : nous devrons nous approcher des sept amis en question sur la pointe des pieds, sans les brusquer, en nous méritant leurs confidences.
Idem pour les lieux qui, toujours, sont lieux de travail – même pour le cinéaste Hugo Brochu, dernier ami visité, handicapé par un violent AVC, mais qui travaille sans arrêt pour réapprendre les mots, les gestes, la lecture et l’écriture. Ces lieux aussi sont explorés avec une discrétion extrême, nous révélant néanmoins une part de leurs secrets : chacun ayant au mur un talisman (haïku, poème, gravure d’époque, dessin d’enfant, paysage). Les objets aussi ont leur langage secret : lampe de papier ou vieil appareil photo soviétique, stylo à l’encre ou précieux carnet d’esquisses. Et qu’il est donc reposant de prendre le temps de s’arrêter sur la table du peintre et sur l’établi du facteur de flutes !
Toujours nous savons la cinéaste présente ; sa voix intervient discrètement, rompant à peine le silence. La caméra aussi est d’une grande discrétion : fixée à un trépied, elle s’interdit tout mouvement, se contentant d’enregistrer les gestes, d’en souligner la justesse et la beauté : sculpter un masque, mettre en scène une photo, fabriquer une flute baroque, trouver une couleur juste ou transcrire un poème, sont autant de moments dont l’importance ne devrait échapper à personne.
Film sur le travail, de recherche et de création, Certains de mes amis est aussi un film sur le travail de cinéaste. Ayant signé documentaires et fictions, souvent épaulée par de grands professionnels (Michel La Veaux, Carlos Ferrand, Jean-Claude Labrecque, entre autres), Catherine Martin endosse ici tous les rôles : réalisation, production, recherche, photographie et montage. Ayant apprivoisé les outils numériques, elle débarque chez ses amis avec sa petite caméra et un micro d’appoint, se trouve un coin où elle ne dérange pas, et dessine tranquillement un portrait, souvent émouvant, toujours d’une grande justesse – la caméra comme carnet de croquis en quelque sorte.
Célébration du travail du cinéaste, retour aussi au statut d’artisan, comme le souhaitait le regretté Bernard Gosselin. Mais ne nous méprenons pas, il ne s’agit pas ici d’un travail « amateur » : les images de Certains de mes amis sont magnifiques, lumineuses, toujours parfaitement en accord avec les personnages visités. Quant au son, capté par le petit micro qui surplombe la caméra, il fait plaisir à entendre, tellement il fait bon de retrouver un son qui n’a pas été manipulé, qui a sa matérialité propre : Certains de mes amis est aussi un film qu’on écoute beaucoup !
En d’autres mots – on l’a peut-être déjà compris… – le beau film de Catherine Martin est un film sur la vie, sur la richesse de la vie, ses surprises et ses espaces de rêve. Ce film précieux est un geste très simple, celui d’une cinéaste qui retrouve les vertus de ses outils pour nous parler de sept de ses amis, filmer les souvenirs de cinéphile de Ginette qui découvre Touch of Evil à 7 ans, et les mains fatiguées de Gabor qui ont déclenché l’obturateur quelques milliers de fois…
Commencé dans le silence, Certains de mes amis se termine dans l’émotion, sur le visage lumineux de Hugo Brochu qui, au jour le jour, regagne sa place dans la vie en transcrivant les poèmes de son père. Quelle leçon !
8 février 2018