César doit mourir
Paolo Taviani
par Robert Daudelin
Depuis longtemps déjà, le cinéma attachant des frères Taviani était menacé par l’académisme, au point où l’on croyait volontiers leur filmographie close. C’était sans compter avec la seconde jeunesse des plus célèbres frères du cinéma italien qui, à quatre-vingts ans bien sonnés, signent un film admirable et bouleversant dans lequel ils retrouvent l’audace tranquille de leurs grands films des années 1970, Saint Michel avait un coq (1971) et Allonsanfan (1974) notamment.
César doit mourir (désormais disponible en DVD), entièrement tourné dans la prison à sécurité maximum de Rebibbia dans la banlieue de Rome, se présente comme un documentaire – ainsi en est-il de la fiche technique du film. Premier malentendu. Si effectivement les cinéastes témoignent d’une entreprise « expérimentale » (ce sont les mots du directeur de la prison) exceptionnelle – d’autres l’ont fait avant eux –, l’intérêt, et la réussite de leur film, est ailleurs : dans le projet esthétique rigoureux qu’ils ont construit d’après le travail que le metteur en scène de théâtre Fabio Cavalli poursuit depuis quelques années avec les détenus (anciens mafieux et grands criminels) de Rebibbia.
Même si on ne voit jamais les Taviani à l’écran, c’est leur présence manifeste, la présence de leur caméra et l’évidence d’une double mise en scène – celle de la pièce de Shakespeare et celle du film en train de se faire – qui donnent toute sa force au film. La présence du cinéma change tout. Les détenus se savent toujours filmés et ils « en remettent », jouant volontiers comme au temps du cinéma muet, insistant sur leur investissement sensible autant que physique. Devenus acteurs, les détenus s’approprient le texte de Shakespeare, l’actualisent – l’un des acteurs le dit explicitement devant sa difficulté à répéter une phrase – et lui ajoutent une portée insoupçonnée. Pourtant cet exercice, que d’aucuns diraient thérapeutique, n’est pas nécessairement libérateur. L’interprète de Cassius, de retour dans sa cellule une fois la représentation publique terminée, conclut : « Depuis que j’ai découvert l’art, cette cellule est devenue une prison ». Nous sommes sur le terrain de la tragédie. Le théâtre n’est pas libérateur : il conscientise et, du coup, rend peut-être encore plus insupportable la vie en prison…
Le film est d’une construction très simple – il s’ouvre et se referme sur la fin du spectacle, avec une lecture presque opposée – qui privilégie les moments de travail (sélection des acteurs, répétitions en groupe ou en cellule). Filmés en noir et blanc, alors que les extraits du spectacle et les événements qui les suivent immédiatement (le retour en cellule, notamment) sont en couleur, ces moments, nous rappellent les cinéastes par la rigueur même de leur mise en scène, font partie de la vie en prison qui jamais n’abandonne ses droits. À la limite on pourrait même dire que la mise en scène des Taviani (cadre rigide, à plat, absence de mouvements d’appareil) enferme encore davantage les détenus… Ce qui n’est pas entièrement faux, mais renvoie surtout à la lucidité du propos : le moment d’euphorie, l’apothéose, qui ouvre et ferme le film ne doit jamais nous faire oublier où nous sommes, et surtout où sont, parfois pour des années encore, ces hommes meurtris. La prison est déjà un théâtre, théâtre de l’absurde dans lequel Shakespeare et les Taviani ne seront jamais que des accidents.
Cinéastes de fiction, les Taviani mettent l’émotion au cœur de leur projet documentaire, brouillant au besoin les pistes pour mieux nous faire sentir le trouble, le désarroi de ces hommes blessés qui jouent leur vie, bien avant que de jouer Shakespeare. Et la démonstration porte : documentaire ou fiction, faux débat s’il en est, seul compte le regard des cinéastes et leur génie à nous faire partager (adopter) ce regard. Le trouble profond qui nous habite au sortir du film et les images qui nous hantent longtemps après la projection sont la preuve que l’entreprise est réussie et que les plus célèbres frères du cinéma italien sont bel et bien de retour.
La bande-annonce de César doit mourir
9 janvier 2014