CETTE MAISON
Miryam Charles
par Marc Mercier
Par quelle porte entrer dans Cette maison, ce film qui tisse des temps et des espaces hétérogènes, qui déploie ses séquences rhizomes qui parfois se replient sur elles-mêmes pour former des boucles, qui donne à entrevoir l’absence et imaginer des présences qui auraient pu être autrement ? Par celle-ci peut-être, vers la cinquantième minute quand soudain des membres masculins de la famille apparaissent pour la première fois dans la maison, mais brillent par leur absence et leur silence. Ils ont les yeux rivés sur un poste de télévision en attente des résultats du référendum de 1995 qui, en cas de victoire du « oui », pourrait remettre en cause leur désir de rester sur le sol québécois. Ils sont sourds aux multiples sollicitations de la petite fille Terra de partager cet instant de vie, de se raconter des histoires. Nous la voyons, invisible à leurs yeux, prendre la parole, inaudible à leurs ouïes. C’est alors que l’on peut se souvenir de la seule autre scène du film où un homme apparaît. L’action se situe dans la salle d’attente de l’hôpital où un groupe de femmes entoure la mère de la défunte. Le médecin entre et apporte la mauvaise nouvelle sous la forme très technique d’un rapport d’autopsie qu’il traduit en termes très froids et crus : morte par strangulation manuelle après avoir subi des violences sexuelles.
Le film est ainsi construit que chaque scène en appelle une autre et invite le spectateur à faire œuvre de re-montage. Un autre discours froid et technique sera un peu plus tard tenu par une travailleuse sociale, venue faire sa deuxième visite de contrôle de la maison, qui commente le comportement de la mère. Évidemment, démarche scientifique d’une supervision oblige, elle voit les choses de loin. Tout en s’adressant à l’intéressée, elle en parle à la troisième personne sans même pénétrer dans la maison, se tenant assise devant un bureau dans l’encadrement extérieur de la fenêtre. Puisque nous avons rapproché ces deux séquences, il ne faudrait pas passer sous silence le fait que ces deux autorités du contrôle des corps et des comportements sociaux sont les deux seules personnes blanches. Le contraste est d’autant plus saisissant que toutes les deux sont accompagnées d’une femme noire silencieuse à laquelle nul ne s’intéresse, qui pourrait être une assistante, une mater dolorosa ou une ninfa dolorosa. Cette figure mystérieuse participera plus tard, d’abord de dos, à une poignante scène des lamentations au pied du lit de la défunte. Elle veille.
Il pourrait être tentant de déduire de ce que je viens de relater que le film de Miryam Charles serait une levée de boucliers contre le racisme et la phallocratie. Ce n’est pas si simple. La magie de ce récit aux multiples entrées et égarements possibles provient du fait qu’il repose sur des histoires inventées mais pas si loin du réel, entend-on au tout début. Une annonce des choses à venir. Dirions-nous qu’il s’agit d’une œuvre de prophéties ? À condition de nous référer à son étymologie phanaï qui signifie « rendre visible par la parole ». C’est un appel à imaginer les choses et les êtres à venir, fussent-elles ou fussent-ils anéanti·e·s. C’est installer la possibilité d’un voyage fluide dans le temps et dans l’espacecomme seul·e·s savent les entreprendre les fantômes et les poètes. L’actrice qui interprète ou incarne le rôle de la morte peut ainsi, nous regardant droit dans les yeux, déclarer : « je suis née en 1994… je suis morte en 2008, nous voyagerons… moi dans un corps d’adulte qui n’a jamais existé. »
Cette maison pourrait être la bibliothèque infinie de Borges avec ses labyrinthes, ses histoires possibles et impossibles, véridiques et inventées. Tout être, tout événement, tout corps, est le retour de quelque chose d’antérieur et la promesse d’un advenir, souvenir et espérance. Ce qui n’a jamais été parfaitement accompli (une enfance arrachée à la vie, des graines en souffrance d’une germination dans le jardin de tous les possibles, la recherche de la maison familiale qui pourrait être celle-ci ou une autre, un voyage vers les origines haïtiennes…) doit être achevé dans un nouveau souffle ou un nouvel éveil : je me réveillerai demain, répète plusieurs fois la défunte. Pour entrer dans Cette maison, pour interpréter le mystère derrière chacune des portes de sens, il y a mille et une clés, comme autant de nuits d’un conte mémorable, qui sont soit perdues soit mélangées. Et quand on arrive enfin à pénétrer dans une pièce de compréhension, le sens reste inachevé, c’est-à-dire infini, comme est infinie la moralité d’une histoire qui renonce à toute morale, car tout est possible ici ne manquera pas de répéter la défunte Terra.
Prophétiser, nous l’avons dit, c’est faire appel, comme dans un tribunal, car l’oubli est une injustice. Alors que nous voyons des images qui évoquent cet ailleurs haïtien, Terra dit qu’elle est ici pour ne pas être oubliée ou pour ne pas oublier. Nous retrouvons exactement la même idée dans les notes (1934) de Walter Benjamin à propos de Kafka (le grand écrivain des injustices) : « Sommes-nous ceux qui ont oublié ? N’avons-nous pas plutôt été oubliés ? Kafka ne tranche jamais. » Ni Miryam Charles qui n’abandonne jamais tout au long du film cette posture paradoxale qui pourrait en constituer la trame : « J’essaie de me souvenir de ce qui est réellement arrivé… alors que je sais parfaitement ce qui est arrivé… on tente d’écrire une histoire. Une autre histoire. Une histoire impossible. » Une histoire impossible qui ne veut pas dire quelque chose. Comme la poésie, elle est. Elle est dérive au-devant d’actes de nageurs énigmatiques dirait le surréaliste Jean Arp. Ces histoires impossibles emportent comme des épaves (l’océan est omniprésent dans le film) le poids du temps dans d’imprévisibles circulations entre les mots, les bruits et les choses, les corps et les langages (français et créole, technocratique et poétique, du quotidien ou littéraire), l’absence et la présence, la mémoire et l’oubli.
Cette maison ne nous donne à voir et à entendre que la surface des événements vécus ou imaginés, et nous amène à éprouver la profondeur d’une tragédie familiale. Miryam Charles pourrait certainement faire siens ces mots de Benjamin : « Pénétrer en profondeur, c’est ma façon d’aller aux antipodes. » Aux antipodes de la peine et de la joie.
9 février 2023