Je m'abonne
Critiques

Chained for Life

Aaron Schimberg

par Alexandre Fontaine Rousseau

La prémisse est casse-gueule à souhait. Sur le plateau de tournage d’un film d’horreur, diverses relations se tissent devant et derrière la caméra entre les membres de la distribution – dont plusieurs ont été choisis spécifiquement en fonction de leur handicap. Un parfum de controverse plane déjà sur ce projet que l’on suspecte d’exploiter la « difformité » de ses protagonistes ; et les mystérieuses rumeurs qui circulent au sujet du vieil hôpital accueillant l’équipe ajoutent au climat d’incertitude régnant sur l’ensemble de la production.

Réflexion à la fois personnelle et cinéphile sur la notion de différence, Chained for Life soulève de nombreuses questions tout en refusant d’imposer un point de vue unique sur son sujet, les multipliant plutôt avec une rare adresse, comme si le plus grand rôle du cinéma était justement de faire cohabiter ceux-ci à travers un seul et même regard les englobant tous. La mise en scène relève ainsi véritablement du dialogue, tant entre le cinéma et sa propre histoire qu’entre les différents protagonistes se rencontrant à l’écran.

Film sur la beauté et la laideur, sur la « monstruosité » et son exploitation, Chained for Life débute sur une citation de Pauline Kael dans laquelle celle-ci s’extasie sur l’apparence « parfaite » des acteurs et des actrices de cinéma. Cette irrévérence avec laquelle le réalisateur Aaron Schimberg s’approprie les mots de la célèbre critique américaine donne le ton au reste du film, qui entreprend de remettre en question une certaine perception des physionomies atypiques qu’entretient depuis toujours le septième art et plus particulièrement le cinéma de genre.

Le titre, référence au film du même nom réalisé par Harry L. Fraser en 1952, sert d’emblée à établir un lien avec le Freaks de Tod Browning auquel Aaron Schimberg rend un hommage ambivalent, empreint de doute et d’introspection. Le réalisateur va jusqu’à reprendre, par le biais d’un habile détournement humoristique, le fameux « one of us » entonné à la fin du film de 1932 ; mais sa fascination pour le classique de Browning n’emprisonne jamais Schimberg dans une simple posture fétichiste.

Au contraire, son immense culture cinématographique sert à nourrir une passionnante relecture de cette même histoire qui va des Yeux sans visage de Franju à The Elephant Man de Lynch, en passant par La nuit américaine de Truffaut. L’onirisme de la forme rappelle pour sa part l’excellent Berberian Sound Studio de Peter Strickland, où l’enchâssement des degrés de réalité servait à brouiller la frontière qui sépare le cinéma de la vie ainsi que le rêve du réel.

Cette confusion reflète et nuance ce principe de « représentation » autour duquel est articulé le film ; et le spectateur, ne sachant plus si ce qu’il voit est vrai ou non, est obligé de se demander si cette distinction importe vraiment dans le cas présent. Les répliques du scénario reflètent parfois une vérité que le réel cherche à taire, tandis que les clichés répétés à l’écran renforcent certains comportements desquels les individus cherchent à se défaire. Le cinéma d’horreur offre un refuge à ses « monstres », mais les enferme, ce faisant, dans ce rôle ingrat.

Schimberg filme les conversations avec une virtuosité étonnante, sa caméra effectuant des déplacements magistraux qui unissent puis séparent ses personnages à l’intérieur d’un même plan. La figure du champ/contrechamp devient une manière pour le cinéaste d’insister sur un échange de regards, suite à un temps d’approche ou à une fuite prolongée. Comme si ces rencontres servaient toujours de prolongement au propos du film sur l’autre et la différence, trahissant cette tension qui existe puis se dissipe entre les deux camps que forment ici les interprètes.

Car il ne fait aucun doute qu’une division subsiste jusqu’à la toute fin du film, chacun repartant de son côté, une fois le tournage bouclé, afin de reprendre sa vie là où il l’avait laissée. L’avant-dernier plan de Chained for Life fixe le visage de son actrice principale, alors qu’elle prend un taxi pour l’aéroport. Le chauffeur, après un moment, lui demande si elle accepterait d’être filmée. C’est pour un projet personnel, lui explique-t-il, espérant ainsi obtenir son consentement. Pour la toute première fois, elle doit à son tour se poser cette question : quelles sont vos intentions en me filmant?

Comme si elle n’avait jamais pensé, jusqu’à maintenant, à cette idée qui hante le second long métrage d’Aaron Schimberg.


1 février 2019