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Critiques

CHALLENGERS

Luca Guadagnino

par Bruno Dequen

 

“See, everything is sex

Except sex, which is power

You know power is just sex

You screw me and I’ll screw you too”

 Screwed – Janelle Monáe (avec Zoë Kravitz)

 

De Jean-Luc Godard à Serge Daney, en passant par Jacques Tati et Woody Allen, on ne compte plus les cinéphiles et cinéastes qui ont affiché leur passion pour le tennis. Malgré cela, l’histoire du cinéma de fiction n’a pas été tendre avec ce sport. Alors que les amateurs de boxe ont eu droit à d’innombrables projets ambitieux et oscarisés, les amoureux de la raquette ont dû bien souvent se contenter d’œuvres aussi justement oubliées que Wimbledon (Richard Loncraine, 2004). Avis à tous les cinéphiles qui considèrent que les fétichistes de la balle jaune méritent mieux, notre longue attente vient de prendre fin. Porté par un sens du maximalisme qui ferait passer Martin Scorsese et Michael Mann pour de sobres héritiers du néoréalisme, Luca Guadagnino utilise sans retenue toute sa palette de styliste pour faire de Challengers l’ultime film de tennis de notre époque.

Croisement improbable – et pourtant si évidemment nécessaire – entre le sens de l’observation psychologique et sociale de la screwball comedy et la tension érotique queer du Querelle de Fassbinder, Challengers carbure à une mise en scène outrancière qui cultive l’art du grand écart. Le ton est donné dès les premiers plans. Patrick (Josh O’Connor) et Art (Mike Faist), deux trentenaires, s’affrontent dans un tournoi de seconde zone devant un public clairsemé mais sous le regard attentif et vaguement ennuyé de Tashi (Zendaya). Avant même que les nombreux flash-back nous permettent de comprendre les liens personnels qui unissent ce trio, Guadagnino nous impose un style outrageusement excessif par rapport à la réalité prosaïque de la scène. Sous une musique techno assourdissante concoctée par Trent Reznor et Atticus Ross, la caméra gorgée de désir de Sayombhu Mukdeeprom (fidèle directeur photo de Apichatpong Weerasethakul et Miguel Gomes, entre autres) magnifie les corps musclés, meurtris et luisants de sueur des deux athlètes et cadre chaque coup comme si les balles étaient des munitions mortelles. Ridiculement et jouissivement intense, l’approche de Guadagnino évoque deux sources d’inspiration complémentaires.

Jeune couple assis à une table à manger

En demandant à Reznor et Ross de pasticher ouvertement leur trame musicale de The Social Network, le cinéaste inscrit son film dans la lignée de celui de David Fincher. On comprend ainsi rapidement que Challengers désire aborder de front les relations interpersonnelles et les enjeux de communications contemporains à travers un trio de personnages discutables, aussi brillants et ambitieux que manipulateurs. De prime abord, le film ne déroge pas des codes attendus du récit de triangle amoureux. Il frôle même ouvertement avec la parodie. Lorsqu’ils sont pour la première fois subjugués par la fougue et la beauté de Tashi, jeune prodige du tennis, Patrick et Art sont deux jeunes joueurs de double promus à un bel avenir. Inséparable, le duo est parfaitement à l’image de son subtil surnom : « Fire and Ice ». Si le charmeur et volatil Patrick possède un talent et une assurance naturels que le travailleur et fidèle Art ne peut que tenter d’émuler, rien ne semble pouvoir obscurcir le ciel de cette « amitié » dans laquelle chaque aliment partagé possède une connotation phallique. Tout va donc pour le mieux… jusqu’à ce qu’ils croisent le regard amusé de l’ambitieuse Tashi, évidemment. Totalement obsédée par le tennis et sûre de son ascendance sur les jeunes hommes, cette dernière profitera un temps du « talent naturel » de Patrick, avant de se tourner vers le fiable Art lorsqu’une blessure la forcera à devenir entraîneuse.

Si la prémisse est volontairement convenue, le film réussit pourtant à surprendre grâce à un jeu d’équilibriste entre surenchère et subtilité. Alors que se multiplient à l’écran une sexualisation des corps et des métaphores visuelles que même un adolescent en rut trouverait excessives, les interactions entre les personnages évoluent au rythme de dialogues ciselés et de micro-réactions dont on ne mesure qu’après-coup la portée dévastatrice. Totalement dépendants de Tashi, Patrick et Art ne cessent de négocier à leur façon une place dans son monde. Incarnée par le port altier et la moue boudeuse de Zendaya, Tashi est assurément la femme fatale d’un trio qui ne se fait pas toujours du bien. Porté par ses interprètes charismatiques et plus que capables de jouer sur la fine ligne entre vanité et insécurité, Challengers est le croisement qu’on n’espérait pas entre Preston Sturges et John Waters.

Une telle description pourrait inciter à penser que le film aurait pu se dérouler dans un autre milieu que le tennis professionnel. Or, la force de Challengers réside dans l’inextricable dynamique qui s’établit entre son récit psychologique et son portrait du sport. En effet, au-delà du plaisir que peut lui procurer son pouvoir sur ses deux hommes dont elle affirme « briser le mariage », que veut Tashi exactement ? Dans un article inoubliable de 2006 pour le New York Times[1], l’auteur David Foster Wallace tentait d’évoquer ce qu’il appelait un « Federer moment » : un instant de parfaite incrédulité devant le génie absolu et l’improbabilité physique d’un coup. À partir de descriptions détaillées et hyperboliques de certains moments de la carrière du Suisse, Wallace en venait à la conclusion que Federer représentait deux choses. D’une part, comme tout athlète d’exception, il incarnait un niveau de « beauté kinesthésique » capable de « nous réconcilier avec le fait d’avoir un corps. » Mais cet état de grâce, dans le cas spécifique du tennis, n’en était que plus transcendant lorsque l’on prend en considération que chaque coup brillant est le résultat d’un nombre incalculable de décisions stratégiques instantanées permettant de manipuler son adversaire. « Le tennis est une relation », affirme Tashi dès sa première rencontre avec Patrick et Art. Certes, le coup de Tashi aura pris plusieurs années de préparation. Cela dit, lorsque ses hommes cesseront enfin de la regarder pour ne plus voir que la dynamique complémentaire de leurs mouvements et de leurs regards, Tashi aura enfin ce qu’elle et Guadagnino recherchent depuis le début : l’orgasme provoqué par du « putain de tennis ».

[1] David Foster Wallace, “Roger Federer as Religious Experience”, New York Times, 20 août 2006. (Nous traduisons.)


9 mai 2024