Chambre 212
Christophe Honoré
par Cédric Laval
« Ami spectateur, passe ton chemin ! », serais-je tenté d’écrire, en ouverture de cette critique. Non pas que le film dont il est question ici ne vaille pas le détour, bien au contraire, mais parce qu’il faudrait le découvrir vierge de toute attente, en se laissant surprendre par les virages brusques du scénario. Lieu commun avec lequel doit composer la critique, sans doute, mais vérité profonde d’un film dont l’inattendu, la liberté joyeuse, sont les moteurs de la narration. Mais passons outre cet avertissement, puisque critique il faut écrire, et observons les règles du jeu ; car c’est un jeu auquel Christophe Honoré nous convie, et ce dès la première scène, qui fixe avec son spectateur les termes du « contrat de visionnement ». Dans une chambre d’hôtel, cachée derrière un rideau (de cinéma ?), une femme observe une scène d’amour entre deux jeunes gens… et ne peut se retenir de les interrompre, révélant son double statut : celui d’amante et celui d’observatrice désabusée des minauderies amoureuses de ces deux tourtereaux. Voyeurisme, rupture de la narration, pétillance du dialogue, légèreté vaudevillesque : tous les éléments du contrat sont déjà dans cette première scène. On peut en refuser ses artifices ; mais si on l’accepte, quelle jubilation il nous promet !
Lorsque le jeu se poursuit, Maria l’amante (Chiara Mastroianni) rejoint son mari Richard (Benjamin Biolay), comme si de rien n’était. Le mari surprend les textos de l’amant ; s’ensuit une explication, puis une rupture, au terme de laquelle Maria quitte le domicile conjugal et s’engouffre dans l’hôtel situé sur la rue d’en face pour y louer la chambre 212, celle dont la fenêtre donne opportunément sur son propre appartement, d’où elle peut observer les allées et venues de l’époux éploré. Et c’est ici qu’il faudrait se taire, que l’inattendu surgit. Il suffit de dire que la chambre 212 devient la métaphore d’un espace mental en pleine ébullition, celui d’une femme qui souhaite faire le point sur son couple, sur sa façon d’aimer, sur la réalité même de cet amour. Dans cette chambre vont s’agiter les fantômes du passé, devenus fantasmes du présent ; dans cette chambre se creuse une profondeur de champ où s’emboîtent les temporalités, comme autant de portes ouvertes sur un passé de plus en plus lointain (ainsi de cette scène où la mère de Maria surgit dans l’encadrement d’une porte, avant d’être elle-même interpellée par le fantôme de sa propre mère) ; dans cette chambre se livre un combat à vue entre les instances de la conscience, un surmoi ripoliné en Aznavour de pacotille, des pulsions sexuelles tenues en éveil par le corps dénudé d’un Richard juvénile (Vincent Lacoste).
C’est peu de dire que le réalisateur s’amuse comme un petit fou à la barre de ce vaudeville enchanté, nourri d’une verve marivaudienne, où les portes ne claquent pas, mais battent dans un mouvement sans fin, qui semble mettre en scène la porosité du présent et du passé. Car le jeu auquel il s’adonne en est d’abord un de la transgression : transgression des interdits (une professeure de piano caresse le dos nu de son élève adolescent, qui lui a déclaré sa flamme) ; transgression des niveaux temporels, de la frontière entre le réel et la fiction (par exemple lorsque la professeure de piano inchangée franchit la rue pour aller à la rencontre de Richard, son élève vieilli) ; transgressions formelles au niveau du son (une mélodie commencée au piano par un personnage se prolonge sans pause lorsqu’il se lève et délaisse son clavier…) ou de l’image (Maria et sa rivale se retrouvent en baie de Somme, en plein jour, alors que tout est censé se passer en une nuit…). Christophe Honoré jubile en jouant sur des cadrages en surplomb, qui accentuent la théâtralité du décor. Il utilise des palettes de couleurs très franches pour délimiter les espaces, pour typifier les personnages. Il travaille surtout la bande-son de son film avec une gourmandise qui court parfois le risque de la saturation.
Cette jubilation de la mise en scène pourrait produire, chez le spectateur, une sensation de trop-plein, d’agacement, si elle ne débouchait, de manière inattendue (toujours…) sur une émotion que l’on n’avait pas vu venir. Ainsi de cette chanson finale, Could It Be Magic, déroulée in extenso et à pleine puissance, dans une séquence proprement mélodramatique où se dénoue (peut-être) le destin du couple principal. L’exploit du film, à partir d’une mise en scène aussi théâtralisée, consiste à faire surgir la vérité des sentiments derrière les strass de l’artifice, à faire naitre la gravité derrière la fausse légèreté du vaudeville. Refusant les lois d’un happy end facile, vers lequel semblaient le mener toutes les ficelles de la comédie romantique, le film choisit de nous laisser étourdis, portés par les visages frémissants des interprètes dont le flot de paroles s’est tu soudain, comme devenues inutiles. La fin en suspens est en cela beaucoup plus conforme à la complexité de la vie, et les doutes du spectateur renvoient à ceux de Maria qui se fige, dans une ultime pose mystérieuse, sourire triste et regard en biais vers un hors-champ que chacun peut rêver à sa guise. Si le spectateur consentant, mené par un réalisateur facétieux, croyait seulement jouer le jeu de l’amour et du hasard, il se retrouve au final ému par ces atermoiements du cœur et du corps qui finissent par blesser l’âme…
24 août 2020