CHANTS DE L’EST
Matthew Wolkow et Jean-Jacques Martinod
par Alexandre Ruffier
En 2021, la cigale Brood X, qui éclot tous les 17 ans dans l’est des États-Unis, s’apprêtait à revenir. Matthew Wolkow s’était préparé, pour son premier long métrage, à couvrir cet évènement. Mais la pandémie de COVID-19 et les restrictions de voyage qui ont accompagné les confinements ont fait dérailler ce projet. Chants de l’Est, en gestation depuis cinq ans, a dû s’adapter à la dernière minute. Vivant à Montréal, Wolkow a contacté Jean-Jacques Martinod, de l’autre côté de la frontière, pour l’aider. Menacé d’éviction après une hausse de loyer à Santa Fe, Martinod devait lui aussi s’adapter à un changement imprévu. Commence alors une correspondance entre les deux hommes qui souhaitent capter l’apparition de Brood X alors que les États-Unis sortent du lugubre premier mandant de Donald Trump et que le mouvement Black Lives Matter reste encore vif dans les esprits. Wolkow et Martinod nous offrent un film sensible qui, à travers un travail formel faisant la part belle au tâtonnement et à la fragilité de l’art, donne à voir un monde en proie au trouble où les cigales semblent prédire la fin d’une ère alors qu’une autre tarde encore à arriver.
Wolkow (Monologues du paon, 2020) est un habitué des films qui prennent le détour d’un animal ou d’un insecte pour parler de l’homme, de sa relation à la nature et de la façon dont celle-ci peut devenir un vecteur de lien social. Dans Chants de l’Est et à travers sa collaboration avec Martinod, cette démarche est emmenée plus loin. Brood X devient la grille à travers laquelle les deux cinéastes observent un monde en transformation. La cigale à l’existence cyclique nous est introduite par l’intermédiaire d’émissions de radio, diffusées dans une voiture s’éloignant peu à peu de la ville. Les interventions sélectionnées parlent de façon alarmante de millions, voire de milliard de créatures aux yeux rouges qui du jour au lendemain envahiront l’espace sonore américain de leur crissement. La musique jazz au rythme syncopé, qui accompagne ce montage, accentue une impression de chaos ambiant. Les cigales ont même causé un accident en entrant dans l’habitacle d’une voiture. À mi-chemin entre la science-fiction et le cinéma paranoïaque des années 1970, l’ouverture de Chants de l’Est donne l’impression d’un monde troublé où les médias sont une source pervertie d’information qui influence négativement nos représentations. Ce sentiment d’urgence fait écho à la situation politique et sociale des États-Unis en 2021, comme si les frontières fermées favorisaient un repli sur soi et une peur de l’autre.
Les effets concrets de la situation pandémique s’incarnent dans le processus de création bicéphale du film. Accompagné d’une Bolex et d’un stock de pellicules périmées, Martinod se charge des images aux États-Unis pendant que Wolkow s’occupe à distance des entrevues et du montage. Les magnifiques couleurs vives, le grain marqué et le tressautement de la pellicule détonnent immédiatement. Ces imperfections, plus qu’une lubie d’esthètes, apparaissent au diapason d’un projet qui célèbre le bricolage au cinéma. Reste également à souligner l’incongruité de réaliser de nos jours un tel projet sur pellicule. À l’heure du tout numérique, n’importe quel documentaire peut se permettre de filmer une quantité illimitée de matériel, quitte à faire le tri une fois sur les bancs de montage virtuel. Par la charge logistique qu’elle implique et la limite dans la durée filmable qu’elle impose, la pellicule force les réalisateurs à sélectionner avec soin le réel à capturer. Martinod et Wolkow se positionnent d’emblée dans une écologie humble de l’image qui rejette une certaine prédation du vivant au profit d’une envie de le sublimer en le traitant avec délicatesse.
Malgré leurs ajustements face à la situation, les deux cinéastes n’étaient pas au bout de leur peine. Lors d’un tournage d’un rassemblement d’aficionados de Brood X, le chargeur de la Bolex s’est brisé. Le mécanisme abîmé a entraîné une irrégularité du défilement de la pellicule tout en détruisant une grande partie des plans déjà tournés. Cet accident réduira encore la quantité d’images disponible et forcera les deux réalisateurs à, de nouveau, s’adapter. S’ajouteront donc des extraits de jeux vidéo, de télévision et des séquences inspirées du cinéma expérimental. Si le cinéma documentaire est bien souvent fait d’imprévus, il faut saluer la sensibilité et la maturité avec laquelle Wolkow et Martinod ont su se saisir de toutes les péripéties pour en faire un coup de chance plutôt qu’une malédiction. Le travail supplémentaire de montage induit par ce bris est également l’occasion de renforcer la division, de fait centrale, entre les images de Martinod et le montage sonore et visuel de Wolkow. Le bruit des cigales devient un élément à part entière du film grâce à un minutieux travail en stéréo. Les différentes fréquences qu’émettent les insectes, loin d’être une nuisance, ont été mises de l’avant pour faire entendre la richesse du paysage sonore qu’elles développent. Ce travail atteindra son apogée lors d’une séquence musicale où un clarinettiste interprète en duo avec les cigales un morceau de musique, ces dernières réagissant aux notes jouées.
Au-delà de leur travail esthétique, Wolkow et Martinod démontrent à travers leurs mises en scène d’un rapport singulier à la nature et à l’insecte qui permet au film de s’élever au-delà du film autoréflexif ou du simple reportage sur une curiosité d’entomologiste. Chants de l’Est est un appel salutaire à trouver une relation au vivant plus harmonieuse, mais aussi moins idéaliste. Traiter la nature avec respect implique également de la considérer dans sa violence et parfois dans sa cruauté – comme ces milliards de cigales qui naissent et meurent quasiment en même temps et qui font le bonheur de leurs prédateurs naturels. En cela le film peut faire penser à Werner Herzog qui, dans Burden of Dreams (Les Blank, 1982), parlait de la jungle en ces termes : « Nous devons être humbles en face de cette misère accablante, de cette fornication accablante, de cette croissance fulgurante, de ce manque d’ordre écrasant. Il n’y a pas d’harmonie dans l’univers. […] Mais quand je dis ça, je le dis avec admiration pour la jungle. Ce n’est pas que je la déteste. Je l’aime. Je l’aime énormément. Mais je l’aime contre mon meilleur jugement. »
4 avril 2025