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Critiques

Chasse au Godard d’Abbittibbi

Eric Morin

par Eric Fourlanty

En 1968, Godard, antistar par excellence du cinéma mondial, débarque à Rouyn-Noranda. Les cendres du mois de mai n’en finissent pas de retomber, l’opposition à la Guerre du Vietnam prend de l’ampleur et l’idée de l’indépendance du Québec fait son chemin. Dans ce contexte volatil où maoïsme et amour libre font bon ménage, Godard atterrit en Abitibi avec l’idée d’une expérience à faire avec la population locale : lui rendre la parole en détournant la seule chaîne de télé francophone de Rouyn-Noranda.

Entre messianisme de bon aloi et néo-colonialisme à peine voilé, le Suisse errant reste 15 jours dans le nord-ouest québécois et se sauve comme une biche aux abois – avant de revenir dix ans plus tard, à l’université Concordia pour y donner une session de cours-conférences, édités à l’époque dans un livre aujourd’hui introuvable. Mais il s’agit d’une autre histoire…  Aujourd’hui, il ne reste de ce coitus interruptus abitibien qu’un fascinant court métrage de Julie Perron, Mai en décembre (Godard en Abitibi), et cet ovni bienvenu qu’est Chasse au Godard d’Abbittibbi.

Il fallait du recul et du culot pour faire de ce non-évènement le point de départ d’une fiction. Après y avoir rêvé pendant 20 ans, Éric Morin a eu le recul nécessaire et, armé d’un désir de cinéma qui fait plaisir à voir, il a eu le culot de s’approprier ce mythe intime, qui met plus en scène le rapport du Québec au cinéma que l’auguste cinéaste qui l’inspira – qui n’est ici qu’une silhouette fugitive. Un rapport au cinéma marqué par un regard sur nous-mêmes qui oscille souvent, encore aujourd’hui, entre l’exaltation d’un possible rêvé et l’ancrage dans le réel. Ici, Éric Morin semble s’être affranchi de cette lame à double tranchant pour porter un regard exempt de nostalgie ou de cynisme sur une société, et des individus qui, bien qu’ancrés en 1968 sont furieusement actuels.

L’intrigue est lâche comme un canevas sur lequel se greffent des motifs. Marie (Sophie Desmarais, égérie contemporaine de l’esprit des années 60) et Michel (Alexandre Castonguay, qui évoque l’intensité d’un Luc Matte, acteur météorique du début des années 80) s’aiment sous le ciel plombé de Rouyn. Dans le sillage d’un « cinéaste de renom international », débarque un survenant de Montréal, chanteur d’un groupe rock et révolutionnaire dans l’âme. Il aurait pu s’appeler Pierre Harel, il se prénomme Paul (Martin Dubreuil, une vraie gueule de cinéma à la Belmondo) et il va chambouler la vie du couple d’amoureux et celle de la petite ville minière.

Le canevas pourrait sembler avoir le classicisme d’un triangle amoureux, pourtant il a peu d’importance, sinon celle de réveiller la Belle au bois dormant et son Prince charmant aux réalités nouvelles des glorieuses années 60. L’amour n’est un enjeu que s’il s’inscrit dans un changement social et la révolution n’est viable que si elle s’incarne dans des corps bien charnels. Née de cette décennie de tous les possibles, cette fusion alors obligatoire entre social et privé, réel et fiction, passé et présent est le fonds de commerce de ce film atypique – et aussi analytique que ludique.

Le cinéaste s’amuse en orthographiant « Abitibi » comme le nom du groupe de Richard Desjardins des années 70 et il joue avec le spectateur en épinglant un carré rouge (en noir et blanc) sur la blouse d’une Rouynorandienne de 1968. On ne sait trop si certains des témoignages des mineurs sont ceux d’acteurs ou de réels mineurs des années 60. Peu importe, seules comptent la vérité du récit et la justesse de l’image. Et celles du cinéma, bien sûr, comme cette caméra amoureuse de l’actrice qu’elle filme – voir le plan final qui s’attarde sans fin sur le visage de Sophie Desmarais comme celle de Scorsese sur celui de De Niro ou celle de Michel Brault sur celui de Geneviève Bujold.

Chasse au Godard d’Abbittibbi ne manque pas de défauts, mais on n’y retrouve aucun propres aux films d’auteur made in Québec – lenteur factice, symbolisme appuyé, dialogues indigents, etc. Prototype du film hipster, avec son authenticité revendiquée et sa coolitude extrême, il n’échappe pas toujours aux effets de mode, mais il se dégage de ce premier long métrage, une telle impression d’assister à la naissance d’un regard neuf – ni Pierre Perrault, ni Robert Morin, ni Bernard Émond – et d’un rythme inédit, une fièvre qui n’a rien de saccadé, une mélancolie qui évite la rigidité, qu’on se dit, que, mine de rien, nous assistons peut-être à une révolution tranquille dans la façon que nous avons de nous raconter à nous-mêmes.

 

La bande-annonce de La chasse au Godard d’Abbittibbi


31 octobre 2013