CHÈRE AUDREY
Jeremiah Hayes
par Robert Daudelin
Documentariste prolifique et célébré (Prix Albert-Tessier 2015), Martin Duckworth fut aussi le caméraman de douzaines de cinéastes, de Sophie Bissonnette à Mike Rubbo en passant par Maurice Bulbulian, Alanis Obomsawin et Derek May. Une telle carrière, qui s’échelonne sur plus de cinquante ans et quadrille la planète, recèle tout ce qu’il faut pour faire une biographie filmée; ce n’est pourtant pas le propos du film de Jeremiah Hayes. Aux 30 documentaires et quelque 100 jobs de caméraman, Hayes a préféré les 3 mariages, 7 enfants et 14 petits-enfants de Martin Duckworth en l’invitant à nous parler lui-même de sa « stormy life ».
Si Martin accepte cette invitation piégée, c’est que les circonstances l’y incitent : Audrey, sa compagne depuis 44 ans au moment où débute le film, est atteinte de la maladie d’Alzheimer et que sa principale préoccupation dans la vie est de s’occuper d’elle, de l’accompagner dans cet ultime voyage. Le jeune « hippie » des années 1960 est désormais un vieil homme, capable d’un regard distancié sur sa longue vie. Grâce à Audrey (« a great companion in everything I did »), Martin va faire son bilan. Chère Audrey est le triomphe du « je », un film confession, éminemment personnel, bouleversant autant que troublant, et d’une justesse de ton qui évite toute forme de complaisance ou de voyeurisme. Portrait d’un homme les pieds bien plantés dans son époque et dont l’amour pour celle qui a accepté de partager sa vie pas évidente est le prisme qui permet la lucidité.
Chère Audrey respecte le rythme des souvenirs qu’on égrène, sans jamais bousculer, misant sur la belle voix de Duckworth et sur son talent naturel de conteur pour nous faire entrer dans sa vie et célébrer avec lui son amour pour Audrey. Abîmée par la maladie, Audrey n’en est pas moins le pivot du film, celle à partir de qui la mémoire de Martin s’ordonne. Les brefs cadres noirs qui séparent les confidences deviennent une sorte de respiration apaisante dans ce trop plein d’émotions où les temps forts abondent : de la tentative de suicide de Satu, la première épouse, à l’accident d’auto de Martin au Mexique, aux années d’adolescence mouvementées de la petite Jacqueline, cette vie ne ralentit jamais et l’errance permanente que la maladie installe dans le quotidien d’Audrey apparaît soudainement comme son prolongement nécessaire.
Il fallait assurément beaucoup de tact à Jeremiah Hayes pour réussir à pénétrer des vies aussi riches. La complicité est ici essentielle et elle est évidente dès les premiers moments du film : Martin au piano, les gestes affectueux de sa femme, la chaleur de la maison qui devient un personnage important du film et dont les plans extérieurs reviennent périodiquement nous rappeler son rôle déterminant de port d’attache dans la vie d’un cinéaste qui, du fait de son travail, en était si souvent absent – c’est lui-même qui le rappelle.
Responsable de tout (image, montage, son, production), Hayes met ses outils au service d’un récit toujours hors du commun : la vie d’un homme, avec ses errances et ses joies. Caméra à l’épaule, le cinéaste a trouvé la bonne distance, dès le plan d’ouverture qui nous présente Martin en joggeur luttant contre le vent et le froid. Cette caméra discrète est toujours au bon endroit ; elle trouve sa place dans la maison (et la vie) de Martin et Audrey, sans jamais les bousculer. Et Martin « se met à table », pourrions-nous dire familièrement, pour nous raconter une vie, la sienne, plus riche, plus excitante que bien des vies scénarisées à grands frais. Au besoin, le cinéma d’animation intervient en des séquences noir et blanc qui prolongent harmonieusement le récit. Les films de Martin sont aussi présents en de courts extraits qui s’intègrent à la vie qui file.
Il y a aussi des arbres, des nuages, des fleurs, un chien blanc et un oiseau bleu dans ce film qui opte pour le mode lyrique, sans craindre de mettre les sentiments au premier plan. C’est pourtant une œuvre grave, qui parle de la maladie et de la mort, mais qui le fait à travers l’amour qu’avaient réussi à installer dans leur très long quotidien Audrey Schirmer, photographe, et Martin Duckworth, caméraman.
Fils d’une militante féministe, documentariste engagé, Martin Duckworth a perdu son Audrey en 2021. À sa fille Jacqueline, il a promis de vivre encore dix ans, histoire de mieux connaître ses petits-enfants.
18 août 2022