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Critiques

CHIEN BLANC

Anaïs Barbeau-Lavalette

par Bruno Dequen

« Ce qu’on appelait jadis l’humanitarisme s’est toujours trouvé pris dans ce dilemme, entre l’amour des chiens et l’horreur de la chiennerie. » Romain Gary, Chien blanc

Pourquoi adapter Chien blanc ? En cette époque de Black Lives Matter post-George Floyd, on peut facilement comprendre le désir de proposer une nouvelle transposition à l’écran du célèbre roman de Romain Gary publié en 1970 et déjà très librement adapté en 1982 par Samuel Fuller. Toutefois, le défi était de taille. Outre le fait que l’ouvrage navigue de façon complexe entre le roman, l’autofiction et le reportage, son exploration fulgurante et volontairement à contre-courant des tensions raciales de la fin des années 1960 aux États-Unis est portée par un regard – blanc – humaniste d’après-guerre qui s’appuie sur une profonde lucidité fortement teintée d’un humour caustique n’épargnant personne. Utilisant comme toile de fond le destin tragique d’un pauvre chien transformé en arme raciste, Gary brosse le portrait sans fard d’un mouvement social indéniablement juste mais instrumentalisé de toutes parts.

Pour reprendre les multiples analogies canines qu’utilise l’auteur, Chien blanc n’est pas une œuvre bien dressée, c’est un livre qui mord… tout le monde, incluant son créateur. À l’inverse, le film d’Anaïs Barbeau-Lavalette, qui prend pourtant le parti d’une fidélité accrue au roman par rapport au film de Fuller, ne veut heurter la sensibilité de personne dans sa quête d’un discours consensuel, « sans angle mort », édulcorant ainsi la vision de Gary à un point tel qu’on ne peut que réitérer la question initiale : pourquoi avoir voulu adapter Chien blanc ?

Dans leurs grandes lignes, ces deux incarnations de Chien blanc semblent pourtant relativement analogues. Situé en 1968, le récit superpose deux pistes narratives. D’un côté, la tentative du personnage Romain Gary  de « guérir », avec l’aide d’un dresseur noir, Batka, un chien errant recueilli par la famille à Los Angeles, et qui s’avère être un « chien blanc » dressé pour attaquer les noirs. Cette prémisse volontairement fictive et allégorique n’occupe néanmoins qu’une petite partie du roman, faisant rapidement place à une chronique qui simule l’autobiographie afin de réfléchir sur « le problème noir aux États-Unis » en cette fin des années 1960. Un problème que Gary observe d’abord de l’intérieur, à travers l’implication acharnée et contestée de sa femme, l’actrice Jean Seberg, au sein de plusieurs mouvements dont les Black Panthers, avant de porter son regard de façon plus générale sur l’état de la lutte contre le racisme en cette fin de décennie cruciale pour les mouvements des droits civiques. Notamment par l’utilisation d’images d’archives passées et contemporaines, Anaïs Barbeau-Lavalette tente de conserver cette alternance entre l’anecdote personnelle et le point de vue macroscopique que proposait l’auteur. Cependant, le film s’éloigne considérablement du roman sur de nombreux points, allant jusqu’à proposer une vision simpliste du monde qui est précisément celle que Gary pourfend dans son roman.

Soyons clair, l’enjeu ici n’est pas la question de la fidélité ou non à l’ouvrage de Gary. Outre le fait que toute transposition de l’écrit à l’écran comporte des coupes nécessaires, même pour un roman aussi court que Chien blanc, la démarche d’adaptation n’est jamais aussi intéressante que lorsqu’elle tente de proposer son propre point de vue à partir du matériau d’origine. Il serait vain de dresser ici une liste détaillée des différences entre le roman et le film, mais on peut tout de même rassembler le travail d’adaptation sous deux grands gestes : l’édulcoration ou le détournement des éléments d’origine, et la création de nouvelles scènes à visée émotive et universelle. Dans les deux cas, l’objectif est le même : ne conserver que les grandes lignes humanistes du roman, supprimant presque intégralement la tension pourtant cruciale entre idéaux abstraits et multiples réalités irréconciliables qui forme le cœur du roman.

Ainsi, si le film conserve la mention de la mort de Martin Luther King, sa mise en scène nie la complexité du regard critique que Gary porte sur les réactions au décès du militant pacifiste. Après avoir rappelé que Robert Kennedy avait mis King sur écoute et que ce dernier était depuis un moment rejeté par de nombreux activistes influents comme Stokely Carmichael, Gary observe avec colère « [c]ette vieille façon de s’acheter une conscience en battant sa coulpe et en proclamant sa culpabilité… De ma vie, je n’ai jamais rien vu de pareil à cette découverte posthume d’un homme dont tout le monde se foutait quarante-huit heures auparavant. » Dans le film, tout le monde pleure devant l’annonce télévisuelle faite par… nul autre que Kennedy. Aucun contexte, aucune distance, toute perspective critique est évacuée au profit d’une description convenue d’une tristesse partagée par tous et toutes.

Cet exemple pourrait n’être qu’anecdotique s’il n’était pas à l’image du refus généralisé du film de porter un véritable regard sur les mouvements qui définissent pourtant la période qu’il dépeint. À l’image de sa description des réactions à la mort de King, Gary dresse un bilan sans compromis des multiples enjeux liés à la radicalisation militante de la fin des années 1960. Du gaming whitey visant à instrumentaliser la culpabilité blanche bien-pensante à l’égocentrisme de « sauveur » des célébrités comme Marlon Brando, en passant par l’antisémitisme accru de certains des mouvements noirs les plus radicaux, la profonde hypocrisie de la bourgeoisie blanche et l’impact paradoxalement pacificateur de l’utilisation de la violence verbale par des militants comme Carmichael, Gary observe frontalement tous les camps et n’hésite jamais à personnaliser les critiques, bien conscient des dangers de la généralisation à outrance. De son côté, le film privilégie le désarroi de l’alliée Jean Seberg, à qui de nobles ami·e·s noir·e·s indistinct·e·s demandent de prendre ses distances pour « leur laisser leur combat ». Au vitriol trempé dans la contradiction de la plume l’auteur, la cinéaste préfère des figures aussi récurrentes que redondantes : d’innombrables gros plans sur des visages blancs en pleurs et confus, qu’elle contraste avec des regards caméra culpabilisants et décontextualisés d’Afro-Américaines.

Dans le contexte actuel de légitimation des discours, on n’a pas de mal à comprendre pourquoi une cinéaste blanche a ressenti le besoin d’atténuer la vision critique d’un auteur blanc européen sur des enjeux afro-américains. Toutefois, ce geste de nettoyage place le film dans une position éminemment paradoxale et problématique. Chez Gary, l’acte d’écriture permet d’affronter de plein fouet le dilemme fondamental d’une position humaniste faillible mais nécessaire face à la sombre complexité du monde. Trop cynique pour s’impliquer dans le militantisme, car « [il sait] qu’il y a dans les « bons camps » autant de petits profiteurs et de salauds que dans les mauvais », l’auteur exprime son engagement par une plume « confrontante » qui est le seul moyen de dépasser son désarroi initial devant l’impasse dans laquelle se trouve la lutte antiraciste, pourtant évidente et juste. « Je suis en train de me dire que le problème noir aux États-Unis pose une question qui le rend pratiquement insoluble : celui de la Bêtise. » Cette phrase, qui apparaît tôt dans le roman, symbolise la posture (auto)critique de Gary. Tout au long du récit, il n’aura de cesse de dévoiler les multiples incarnations de cette « bêtise », du racisme inculqué de père en fils à cet idéal humaniste universel qui l’empêche, et c’est l’une des douloureuses ironies du livre, de réaliser qu’elle condamne son chien à un destin tragique.

Dans le film, le désarroi gentiment humaniste est le point de départ et d’arrivée de l’œuvre. Or, non seulement cela finit par mettre davantage l’accent sur les atermoiements du couple blanc au détriment des personnages noirs qui, à l’exception du dresseur Keys, sont réduits à des esquisses atemporelles, mais les scènes « originales » les plus marquantes du film, constituées de travellings au ralenti savamment éclairés sur fond de Strange Fruit de circonstance, esthétisent sans aucune perspective l’horreur de la violence raciste. Ces scènes, qui culminent bien entendu sur un « magnifique » plan d’une jeune femme pendue en arrière-plan, témoignent avec éloquence de la vision simpliste et finalement nocive de l’adaptation. L’enfer est pavé de bonnes intentions et Chien blanc en est un parfait exemple. Privilégiant l’émotion mélodramatique, essentialisant tous les enjeux sous l’intouchable discours du « racisme, c’est pas bien, l’amour, c’est mieux », exposant sans jamais l’affronter le désarroi de la bien-pensance blanche, le film trouve le moyen de ne proposer aucun point de vue réellement engagé, tout en cherchant à faire de belles images qui instrumentalisent la souffrance pour provoquer des larmes de culpabilité sans conséquence. Lorsqu’arrivent les inévitables images des manifestations contemporaines en épilogue, on peut légitimement se dire qu’il y a là une ironie involontaire. Après tout, difficile de ne pas voir dans la perspective prudente, coupable et schématique que démontre le film l’un des symptômes de cette impasse que connait depuis trop longtemps une cause pourtant indiscutablement légitime.


25 novembre 2022