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Critiques

Chien de garde

Sophie Dupuis

par François Jardon-Gomez

On attend toujours un premier film avec une certaine bienveillance, prêt à excuser les maladresses en échange de quelques bonnes idées. Heureusement, le passage au long métrage de Sophie Dupuis, après trois courts remarqués entre 2007 et 2013, se fait sans heurts ; nul besoin de bienveillance pour dire que Chien de garde remplit toutes les promesses que Dupuis annonçait depuis ses débuts.

La caméra travaille le flou, le gros plan, au plus près des personnages. Une tension s’installe, dès les premiers plans, entre les deux régimes du film : d’un côté, ce lent travelling en plein cours de DEP en électricité qui vient s’arrêter sur JP, concentré, calme, sérieux ; de l’autre, cette déambulation dans les rues de Verdun caméra à l’épaule – nerveuse, qui épouse le sentiment des personnages – culminant au restaurant chinois où JP et Vince vont collecter de l’argent et de la drogue. C’est cette oscillation entre les deux univers de JP qui porte le film.

Chien de garde a ceci de remarquable qu’il réussit à naviguer à travers tous les clichés qu’il contient pour néanmoins offrir une proposition soufflante. Tout pourrait facilement dérailler, notamment parce qu’il repose sur une situation déjà vue 100 fois : milieu social défavorisé, famille de poqués (mère alcoolique, père absent, oncle véreux qui « gère » la destinée des enfants), tension entre la responsabilité familiale et le désir d’émancipation d’un personnage, conflit fraternel et j’en passe.

Mais cette enfilade de situations vit bien à l’écran lorsqu’elle est portée par des comédiens remarquables. Rien d’étonnant quand on sait que le film a été travaillé pendant cinq semaines en répétitions et improvisations avec les comédiens tant ceux-ci investissent leurs personnages. La critique a déjà noté, avec raison, le jeu inspiré de Théodore Pellerin, agent du chaos autour duquel tout le monde tournoie. Dupuis sait filmer les corps à l’écran comme peu de cinéastes et la performance de Pellerin y est pour quelque chose ; il faut le voir jouer (dans tous les sens du terme) sur What It Is des Dead Obies en plein petit déjeuner ou vibrer de tout son corps pendant un Word-Up Battle pour en prendre la pleine mesure. Il ne faudrait pas, pour autant, passer sous silence la performance de ceux qui lui tiennent tête, notamment Jean-Simon Leduc qui campe un JP plus tiraillé que son frère. Agissant à titre de complément à l’exubérant Pellerin, sa partition est en apparence plus réservée, mais le mélange de rage et de calme qui l’anime rend le contrepoint parlant.

De toute évidence, Dupuis s’intéresse moins au milieu social qu’à la puissance du lien fraternel – thème qui habite la réalisatrice puisqu’elle en faisait déjà le sujet de ses courts J’viendrai t’chercher et Faillir – unissant JP et Vince. Le film raconte en quelques jours le moment névralgique où le frère aîné ne peut plus, émotionnellement, endurer la responsabilité de chien de garde qui lui est échue par toute sa famille. Le conflit entre les frères, jusque-là latent dans leurs vies, s’incarne dans le dilemme moral que vit JP : doit-il, une fois de plus, prendre la chance de scrapper sa vie pour éviter que son frère ne scrappe la sienne (il est évident que Vince, malgré tout son bon vouloir, n’a pas l’étoffe d’un gangster)? Le montage, très brut, produit un rythme incessant. L’enchaînement d’une scène à l’autre se fait avec des coupes brutales, les transitions sont volontairement non fluides comme pour mieux refléter le tourbillon qui s’empare de la vie de JP.

Chien de garde n’est pourtant pas sans maladresses et on sent à quelques reprises la volonté de souligner à gros traits l’émotion, comme si Dupuis craignait que les enjeux ne soient pas assez clairs. Ici, une mélodie trop sirupeuse connote sans nécessité le matin heureux de JP et Mélanie, sa blonde ; là, le ralenti (effet dont la réalisatrice use abondamment) qui accompagne JP sous la douche est pesant (déjà que l’image de l’eau qui lave les péchés n’est pas neuve). L’écriture est de la même eau, parfois trop appuyée (« Je vais me marier avec ma famille » dira Vince alors que l’idée est déjà claire tant pour les spectateurs que les personnages) ou convenue (« J’veux pas te perdre »/« Ça arrivera pas » se jureront JP et Mélanie, parce que l’amour est évidemment incompatible avec le milieu malfamé).

Mais au fond, tout ceci porte moins à conséquence étant donné que l’essentiel du film ne se passe pas dans la parole, mais dans le non-dit, le silence et l’expression des corps ; en témoigne la récurrence des plans où le dialogue est coupé pour laisser les corps respirer, crier, exulter, enfin vivre. Dupuis renvoie également plusieurs éléments d’intrigue au hors champ – surtout dans la dernière partie, alors qu’il faut faire un peu de déduction pour combler les trous du récit – soulignant qu’elle s’intéresse moins à la résolution qu’au parcours vécu par les personnages.

Le choix est judicieux : il n’y a rien de misérabiliste dans l’œil de Dupuis, que de l’humain.


16 mars 2018