Chorus
François Delisle
par Apolline Caron-Ottavi
Le nouveau film de François Delisle, Chorus, est l’exploration intime d’une souffrance impossible à guérir : la disparition d’un enfant, dans des circonstances inexpliquées. Dix ans après, les parents, vivent chacun de leur côté avec leurs doutes, un espoir vague de le retrouver, enfermés dans le silence à ce sujet. Tous deux sont confrontés aux limites des « solutions » qu’ils ont trouvées : Christophe est parti au Mexique et tue le temps entre des boulots et des relations sans stabilité. Irène, restée à Montréal, s’est investie complètement dans sa carrière de choriste. C’est de nouveau ensemble qu’ils affronteront la vérité, lorsqu’un jour ils apprennent qu’un prisonnier a avoué le meurtre de leur fils. Concentrée sur ces quelques lignes qui campent Chorus, l’entreprise du film semble difficile, voire vaine : nous faire expérimenter, à travers le cinéma, quelque chose que l’on ne peut pas partager ou ressentir lorsque cela nous est étranger, la perte d’un enfant, le vide de la disparition, le doute, l’épreuve de la réalité… Les premiers moments de Chorus peuvent laisser incertain, avec ce noir et blanc distant, ces cadrages soignés, ce sujet impossible. L’esthétique froide des images peut surprendre en premier lieu. Pourquoi ne pas les laisser tranquilles, même si ce ne sont que des personnages de fiction… ?
Et pourtant, le film nous entraîne dans une émotion profonde, qui ne bascule jamais dans le sentimentalisme ; scène après scène, à partir d’un coup de téléphone fatidique, il nous saisit, et nous ne sommes plus que dans l’instant présent de ce que vivent cet homme et cette femme. Car le cinéaste évite ce qui pourrait ressembler à la chronique d’un fait divers : il n’y a pas dans Chorus de suspense, d’enquête, de dramatisation des événements. Dès la première minute (la confession du meurtrier, un aveu dans un plan sec et frontal), tout est dit ou presque : pas d’enquête, pas de résolution d’énigme. La question qui demeure concerne la résilience possible après l’insoutenable confrontation au réel. C’est pas à pas que nous affrontons avec eux cette réalité désormais concrète d’une mort longtemps abstraite. Comme dans Le météore, Delisle s’attache ici aux « survivants ». Dans le précédent film, la famille d’un criminel faisait l’objet d’une série de témoignages en voix off, détachés des images. Ici, c’est la famille de la victime qui est au cœur du film, dans sa difficulté à communiquer ce que ses membres vivent et à renouer avec leurs affects. Leur souffrance transparaît dans les détails, les mots, leurs visages. Chorus, sans tomber dans ce que l’on pourrait attendre d’un drame psychologique, est néanmoins un tour de force en terme de cinéma psychologique, s’élevant au rang d’une expérience âpre et rebutante, mais pleine d’intensité et d’humanité. L’implication et la justesse des acteurs, notamment de Fanny Mallette, y est pour beaucoup.
Chorus trouve aussi sa force dans le portrait en filigrane qu’il fait de nos vies, et de notre société. Il y a tout d’abord une sorte d’incapacité de la société à soutenir Christophe et Irène. Ils se retrouvent à porter tout le poids du drame qui les frappe, livrés à eux-mêmes. À ce titre, la succession implacable, séquence par séquence, des démarches qu’ils doivent accomplir (de l’identification à la morgue à la recherche d’une sépulture, en passant par le tri des objets d’un quotidien disparu dans un hangar) compose la partie la plus glaçante du film, construisant comme une réponse au traitement médiatique des faits divers, et du mal absolu qu’y représente la pédophilie. Les médias sont d’ailleurs évoqués, tentant d’approcher cette famille en deuil, mais ni les victimes ni le film ne les laissent entrer. En revanche, François Delisle donne une autre présence aux images médiatiques : quelques fois au cours de leur périple, Christophe et Irène croisent des reportages à la télévision, des images de guerre, peuplées d’enfants en détresse. Ces rencontres, qui créent un écho sans appeler le moindre rapprochement, et loin de consolider un discours établi, se contentent plutôt d’interroger la violence présente dans notre civilisation, en élargissant le drame individuel à la perspective du monde qui est le nôtre. Une autre interrogation, plus rare, s’ajoute : il y a dans Chorus une profonde fragilité de ces adultes, qui peinent à demeurer des individus suite à la perte de leur enfant, celui-ci étant au fond le centre et l’aboutissement de leurs vies. L’ancien copain de classe de leur fils est d’ailleurs celui qui, à travers une vieille carte postale, nous rappelle le mieux qui était Hugo, un individu à part entière, et non juste un fils… Irène a beau avoir continué à chanter, et elle a beau retrouver un instant sa jeunesse avec Christophe dans un concert, le groupe qui joue sur scène déclame que « la musique ne nous sauvera pas ». Seuls eux peuvent réapprendre à vivre. Et même si la mort est au cœur de Chorus, c’est bien un film de combat, d’apprentissage, et de reconstruction que nous donne à voir François Delisle.
La bande annonce de Chorus
4 mars 2015