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Critiques

CIVIL WAR

Alex Garland

par Elijah Baron

On ne saurait compter le nombre de catastrophes humaines, naturelles et surnaturelles qui s’abattent chaque année sur le territoire américain au cinéma. Pourtant, force est de constater qu’une hypothétique seconde guerre civile a rarement fait partie du programme, n’ayant peut-être jamais été représentée à l’échelle d’un film excepté dans le presque oublié Barb Wire (David Hogan, 1996). À l’opposé stylistique des visions d’une Pamela Anderson vêtue de cuir et aux prises avec des nazis dans un 2017 futuriste, Civil War n’est ni entièrement un film de genre, ni une allégorie politique dans le style de la saga The Purge, mais une œuvre qui cherche à déconcerter par son mélange de réalisme et d’abstraction. Dès les premières minutes, un montage parallèle semble nous préparer à cet entre-deux : d’un côté, des gros plans flous et flottants d’un homme répétant son texte – le président américain (Nick Offerman), jamais nommé, plongé dans un discours emphatique ; de l’autre, des affrontements de rue anonymes qui se multiplient à travers le pays, illustrés par des images semi-documentaires que l’on croirait tirées des bulletins de nouvelles des dernières années. Taisant délibérément presque tout élément de contexte, cette juxtaposition nous place devant le fait avéré : l’Amérique est en guerre avec elle-même.

Si le concept de confrontation avec soi, récurrent dans le cinéma de Alex Garland (Ex Machina, 2015 ; Annihilation, 2018 ; Men, 2022), est ici abordé sans l’ésotérisme de ses derniers projets, il devient clair que la charge symbolique et la violence psychologique d’une lutte interne – au niveau individuel ou national – importent au cinéaste davantage que toute spéculation d’ordre historique ou politique. Inutile donc d’espérer apprendre l’année de déroulement de l’action, l’appartenance idéologique des différents acteurs du conflit ou encore les fondements de l’énigmatique alliance militaire du Texas et de la Californie, deux états rebelles dont les forces armées pourraient être sur le point de renverser le gouvernement central. Avant de culminer sur un assaut brutal de la capitale, le film se sert principalement de la guerre civile comme toile de fond au trajet en voiture de plusieurs journalistes, déterminés à se rendre à la Maison-Blanche pour interviewer le président avant la chute probable du régime.

Ainsi, c’est à travers les yeux de Lee (Kirsten Dunst), photographe de guerre endurcie, Joel (Wagner Moura), reporter accro à l’adrénaline, Sammy (Stephen McKinley Henderson), vétéran du New York Times « ou de ce qu’il en reste » et Jessie (Cailee Spaeny), débutante qui suit sur les traces de Lee, que nous sont données à voir différentes manifestations de ce conflit. Certaines sont lointaines et inaccessibles – des tirs qui illuminent le ciel nocturne à l’horizon, de longs nuages de fumée qui noircissent des paysages urbains ordinaires –, et d’autres plus immédiates, comme ce milicien meurtrier aux lunettes roses (Jesse Plemons) qui leur pose la question qui semble être à l’origine de tout : « Quelle sorte d’Américains êtes-vous ? »

2 femmes photo-reporters avec des casques

Il est clair que Civil War est le produit d’un climat de polarisation extrême qui s’approche toujours plus du tribalisme, surtout en cette année électorale – la moitié de la population mondiale est appelée à voter en 2024. Or, la provocation de Garland consiste à examiner des concepts tels que la désintégration et la désensibilisation à la violence de façon déconnectée des schémas culturels et politiques du moment. Voilà qui brouille efficacement les pistes de lecture pour permettre de faire ressentir au plus grand nombre, quoi qu’ils projettent sur son test de Rorschach, l’horreur pure d’un effondrement national. Similairement à Full Metal Jacket (Stanley Kubrick, 1987) et à Apocalypse Now (Francis Ford Coppola, 1979), ce film nous place dans une guerre dont le chaos primitif laisse peu de place à l’idéologie ou à la moralité, et s’il mêle des éléments de l’iconographie américaine avec celle de conflits d’outre-mer, niant toute notion d’exceptionnalisme, c’est moins pour parler d’importation de la violence que pour amplifier cette « inquiétante étrangeté » qui, au-delà de la science-fiction, fait la marque du cinéaste : rien ne déstabilise autant que le décalage entre l’étrangeté du monde représenté et ses aspects familiers, parfois au sein d’un même plan, comme dans le cas de ce soldat aux ongles peints incapable de dire pourquoi et contre qui il se bat, mais décidé à tuer pour survivre.

Le plan en question, capturé avec la patience du tireur d’élite qui y apparaît, n’a rien d’anodin dans un film qui évoque les conditions extrêmes du travail de photographe de guerre, de façon à permettre à Garland, d’abord connu en tant qu’écrivain et scénariste, de creuser plus que jamais son rapport à l’image et à la représentation de la violence. Cela se fait notamment par une mise en exergue frappante des clichés pris par les personnages de Lee et de Jessie : montées de manière à faire coïncider les tirs avec les déclenchements des caméras, plusieurs séquences ponctuent l’action par des photographies prises sur le vif, brisant le flot du temps pour nous projeter simultanément vers le passé – faisant appel à nos souvenirs d’images similaires à travers l’utilisation du noir et blanc argentique, en l’absence de tout téléphone intelligent – et le futur – où ces images pourraient être vues, ou ignorées.

L’une comme l’autre, ces deux perspectives ont de quoi inquiéter l’héroïne de Lee, qui s’interroge sur le potentiel de déshumanisation de ses photographies, ainsi que sur leur capacité réelle à prévenir la catastrophe. De même, le cinéaste rend manifeste son ambivalence vis-à-vis des images à la fois terrifiantes et exaltantes qu’il capture – les plus réalistes de sa filmographie à date –, nous confrontant à nos propres attentes d’une représentation spectaculaire du spectre – ou fantasme – de violence qui continue à planer sur notre époque. Le malaise atteint son apogée lorsqu’on voit des personnages tout sourire participer à des scènes d’exécutions rythmées par le groupe hip-hop De La Soul, et Civil Warporte précisément sur un troublant sentiment de dissociation. Pour ceux qui capturent des images de guerre comme pour ceux qui en consomment, l’excitation qui en résulte peut avoir quelque chose de dangereusement addictif, et Alex Garland, qui prépare déjà son prochain projet malgré son annonce de retraite – Warfare, situé en Irak en 2007 – est sans doute bien placé pour le savoir.


24 avril 2024