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Critiques

Claire l’hiver

Sophie Bédard Marcotte

par Charlotte Selb

Le cinéma québécois, on le sait, se plait et se complait à filmer l’hiver que nous annonce le titre du nouveau film de Sophie Bédard Marcotte. Mais si la plupart des œuvres exploitent la grandeur et l’austérité des paysages enneigés, peu nous montrent ce que cette saison infinie représente réellement pour la majorité des Montréalais : l’intérieur de nos appartements. Fidèle héritière d’une tradition généralement associée à Chantal Akerman, Bédard Marcotte dresse le portrait de Claire, jeune artiste coincée entre rupture amoureuse, limbes postuniversitaires et spleen hivernal, alors que cette série de mini-crises du quotidien se déploie principalement entre les quatre murs de son chez elle. Cet espace domestique est certes habituellement lié à une certaine féminité, mais la réalisatrice lui donne également un caractère typiquement local – l’enfermement et la dépression de l’hiver, les cartons de déménagement des vingtenaires, l’éternel « repeinturage » – et des angoisses de l’artiste qui peine à trouver sa voix. Pour Claire, la photographe qui souhaite créer à partir des éléments banals qui l’entourent, l’occupation, l’ameublement et la décoration d’un nouvel appartement deviennent sources de sidération et d’inquiétude. Pour la réalisatrice, qui regarde son alter ego contempler avec anxiété la couleur des murs de son salon, ils sont surtout sources d’ironie et d’autodérision.

Auteure l’an dernier de l’essai documentaire autobiographique J’ai comme reculé, on dirait, où elle filmait trois jeunes femmes aux carrières en suspens, la cinéaste insiste sur le fait qu’elle a cette fois signé une œuvre de pure fiction. En interprétant elle-même le rôle principal et en adoptant le style du journal intime filmé, elle brouille cependant volontairement les cartes et s’amuse d’un jeu de mise en abyme qui désamorce astucieusement les accusations de narcissisme souvent jetées à la face de sa génération. « En quoi ces reliques banales et quotidiennes sont-elles intéressantes ? », reproche-t-on au projet photographique de Claire dans les commentaires du jury de Conseil des arts qui a étudié sa demande de subvention. La trivialité, Bédard Marcotte l’embrasse justement à bras ouverts, la gonfle ironiquement du panache d’une référence à Proust ou d’une symphonie de Dvořák, et porte sur elle un regard à la fois aiguisé et tendre. La démarche artistique de la réalisatrice (et celle de Claire sans doute) tient moins du nombrilisme que de la modestie : la modestie des moyens d’abord – le film s’est fait avec des bouts de ficelle, un budget estimé  à 20 000$ – ainsi que celle d’une artiste débutante qui n’a pas peut-être pas les ambitions de cinéastes plus établis (on s’en réjouit), mais qui sait pouvoir miser sur des choses simples telles que l’humour, le décalage et l’honnêteté.

Or, il y a quelque chose d’assurément féminin dans l’humilité de cette posture, qui se fond d’ailleurs avec l’exploration obsessionnelle de l’espace domestique : quand on est une jeune femme, nous rappellent plusieurs scènes du film, nos ambitions artistiques ont de bonnes chances d’être perpétuellement remises en question par l’entourage masculin, plus confiant, plus prompt à donner des leçons, plus « fonceur », pour reprendre le terme de Benoît, l’ami de Claire. Ce n’est pas par hasard que l’artiste citée et amoureusement parodiée dans le film soit la photographe américaine Francesca Woodman, qui s’est donnée la mort à 22 ans suite à un refus de bourse. Si Sophie Bédard Marcotte rit des angoisses des jeunes femmes de sa génération, elle sait aussi leur donner une légitimité, souligner leur multiplication par les nouvelles technologies, et faire surgir une véritable poésie de ces drames existentiels apparemment dérisoires. Avec ses cadrages malicieux, son montage dynamique qui coupe court à toute complaisance, et son utilisation des personnages dans l’espace proche de l’art performance, Claire l’hiver construit par petites vignettes habiles une ode à l’insécurité et à la peur de l’avenir. Aussi le pathétique côtoie-t-il toujours la magie, grâce par exemple à un ballet gracieux de déneigeuses ou à un feu d’artifice jubilatoire bricolé à partir d’animations à zéro budget. Et quand l’étonnante exposition d’art contemporain prend forme à la fin du film, le second degré cède subtilement la place à un discours sincère, humble et authentiquement touchant sur l’inquiétude du nouveau siècle et du passage à la vie adulte. À l’intérieur de ces espaces confinés, Claire a trouvé son expression artistique. Le cinéma québécois, lui, a trouvé un nouveau visage à suivre de près.


29 mars 2018