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Critiques

Clemency

Chononye Chukwu

par Céline Gobert

À la fin de Clemency, un plan fixe de plus de 2 minutes 30 filme le visage de Bernadine Williams, directrice d’un établissement pénitentiaire américain. D’une puissance folle, ce plan justifie à lui seul le voyage dans la psyché floue de ce personnage opaque, qui, la plupart du temps, échappe au spectateur comme des grains de sable entre les doigts. Décrite comme «une coquille vide» par son mari fatigué de la tournure qu’a pris leur relation, Bernadine (incroyable Alfre Woodard) a appris depuis longtemps à ne rien laisser paraître, à poursuivre son objectif sans jamais se laisser gagner par l’émotion : «maintenir l’ordre» dans sa prison, comme elle le dit, et accompagner de multiples détenus jusque dans le couloir de la mort. Elle répète : «je ne fais que mon boulot».

Même si l’on y décèle, en filigrane, la critique d’une institution sévère, le film de Chononye Chukwu, auréolé du Grand prix du jury à Sundance en 2019, n’a pas pour ambition de disserter sur le sujet de la peine de mort et de livrer un film à thèse ou militant comme on a pu le voir ailleurs, chez Joel Schumacher ou Sidney Lumet entre autres. Son but est plutôt d’observer objectivement cette femme en position de pouvoir reproduire aveuglément un système, froid et inflexible, sa froideur apparente faisant bien évidemment écho à celle de la machine judiciaire qui mène encore aujourd’hui des condamnés à la chaise d’exécution (22 en 2019). Confrontée à l’exécution d’un détenu qui ne cesse de clamer son innocence, Anthony Woods, condamné pour avoir présumément abattu un policier, Bernadine ne pourra pas échapper à l’inévitable : la fissuration progressive de sa carapace émotionnelle. C’est là le grand sujet du film.

Ce plan, étonnamment long, permet qui plus est aux scènes d’ouverture et de clôture de se faire écho. Chukwu change de perspective et bascule du point de vue de l’exécuté à celui de l’exécutrice ; deux personnages antagonistes associés chacun leur tour à la figure du « méchant » sans l’être entièrement, in fine tous deux aussi victimes que bourreaux d’un même système. « Vous aimeriez penser qu’il y a des méchants et des gentils, et que je suis la méchante », lançait plus tôt Bernadine à un collègue. L’occasion pour la cinéaste de rappeler une idée simple mais pas simpliste : derrière toute institution, il n’y a que des hommes et des femmes qui ressemblent à tout le monde.

Si s’intéresser à une figure d’autorité dans ce genre de contexte n’est pas nouveau (La Vie de David Gale, La Ligne verte), la manière de l’aborder, absolument vidée de tout pathos, elle, est plus audacieuse. La mise en scène, tout en symétrie travaillée et en plans d’une frontalité brutale (l’exécution ratée du début est effroyable pour les nerfs), reflète ainsi, avec sobriété, cette volonté de demeurer en terrain placide, presque austère. Point de hasard que Chukwu ait également choisi de faire de Bernadine une Afro-américaine. Ce geste évacue du scénario toute la dimension sociopolitique du rapport Blancs/Noirs qui hante le système judiciaire américain (de nombreux Noirs ont été accusés à tort depuis des années, comme c’est le cas d’ailleurs dans le film puisque Woods est probablement innocent). Il permet plutôt à Chukwu de mettre de l’avant un personnage non seulement ancré dans la normalité de l’Amérique d’aujourd’hui mais, surtout et avant tout, éloigné du stéréotype réducteur habituel (un homme blanc, la cinquantaine, ivre de pouvoir) associé à une forme de barbarie. Grâce à lui, elle traduit avec plus de force la grande question posée par le film : comment des personnes normales peuvent-elles psychologiquement continuer de perpétrer un tel système ? Bernadine, muette et fascinante jusqu’au bout, ne livrera quant à elle jamais ses secrets. A-t-elle trop bien intériorisé les fondements de la société américaine ? Sent-elle la pression de devoir être aussi imperturbable que pourrait l’être un(e) autre/un homme à sa place ? Poser ces questions, c’est déjà (un peu, mais pas tout à fait) y répondre.

 


17 janvier 2020