Climax
Gaspar Noé
par Apolline Caron-Ottavi
Les films de Gaspar Noé ont une réputation sulfureuse et ne font jamais l’unanimité, parfois accusés de gratuité (violence, sexe) et de lourdeur (surenchère visuelle, excès infantiles). Ce n’est pas Climax qui dérogera à la règle. Gaspar Noé se vautre toujours dans les penchants qui lui sont reprochés. Et pourtant, on peut considérer qu’il signe ici l’un de ses films les plus aboutis. Inspiré d’un fait divers, Climax se déroule en 1996, aux racines du XXIème siècle tel qu’on le connaît. Loin de toute nostalgie, on fait face à un film d’horreur, profondément ancré dans son présent, celui d’une certaine France, avec le malaise que cela implique.
Le film débute avec un gros plan sur une télévision où défilent les enregistrements de jeunes danseurs passés en entrevue pour une audition. Des personnalités se dessinent, avec des passions, des inquiétudes, des préjugés aussi… Le spectateur les écoute, mais son esprit vagabonde, tentant de déchiffrer les titres des VHS et des livres qui entourent la télévision. Saló ou les 120 jours de Sodome, Querelle, Un chien andalou, Suspiria… Quelques titres que Gaspar Noé pose là, rappelant à la mémoire un cinéma de la provocation et de l’irrévérence, qui a souvent déplu à sa propre époque. Un panthéon personnel.
Puis un carton, affichant sur fond de drapeau bleu blanc rouge la mention « Un film français et fier de l’être », achève de donner le ton. Nous sommes dans un grand bâtiment, la musique fait vibrer les murs, les jeunes danseurs répètent. Une chorégraphie déchaînée, millimétrée, filmée en angle large puis en plan zénithal. Noé nous fait perdre nos repères spatiaux et nous fait tourner la tête : ce sera bien sûr pour mieux nous faire chuter. Une drogue versée dans la sangria et la fête va bientôt virer au jeu de massacre.
Peu importe de savoir qui a empoisonné la sangria… il s’agit d’assister à l’implosion d’un groupe – et bien sûr l’implosion d’une société, suite à un élément déclencheur. L’harmonie collective des jeunes danseurs, image rêvée d’une jeunesse issue du multiculturalisme, symbole de la diversité, pleine de ressources et de liberté, va éclater en mille morceaux. C’est ce moment de bascule (exactement à la moitié du film) que choisit Noé pour placer un de ses célèbres génériques : le caractère stroboscopique des noms qui défilent hystériquement à l’écran annonce le début de la transe, un état cher au cinéaste.
Mais le montage rapide n’est que l’apanage du générique. Pour la suite, Noé privilégie de très longs plans-séquences, qui nous promènent d’un personnage à l’autre, d’un couloir à une chambre, d’une crise d’angoisse à un acte sexuel, d’une engueulade à un râle, jusqu’à ce qu’on en ait le vertige. La paranoïa est partout, et les méfiances vont ressurgir. Rien n’est jamais formulé explicitement, mais les indices d’une société déchirée par des querelles intestines sont partout. La jalousie, la misogynie, l’antisémitisme, l’homophobie et le racisme sont autant de spectres dont les stigmates apparaissent à tout moment.
Noé ne cherche pas à développer un discours politique, ni à étaler une analyse sociologique. Il préfère nous jeter dans la marmite bouillante et nous laisser avec notre propre gêne, nos propres crispations, nos propres dégoûts, tentant de savoir quel regard adopter, avant de se laisser entraîner dans ce carnaval orgiaque et si assourdissant qu’on ne s’entend de toute façon plus penser. Climax n’est pas un film contemplatif qui laisse de la place à l’introspection. La démarche vise au contraire à nous saturer, ou à nous essorer, dans un feu d’artifice d’expérimentations visuelles et sonores assumant une vacuité de l’instant qui est peut-être au fond ce qui trouble le plus. Il s’agit de mieux nous sonner pour nous obliger à reprendre nos esprits.
Le film prend des allures de brûlot ironique, à l’image des trois phrases qui le scandent volontairement sans nuance : naître est une opportunité unique / vivre est une impossibilité collective / mourir est une expérience extraordinaire. Mais le brûlot est ailleurs que dans les grandes déclarations. Gaspar Noé dépeint un monde décomplexé, branché et libéré sexuellement, derrière lequel se tapissent des réflexes identitaires, des nostalgies patriarcales, des jeux de pouvoir refoulés, un moralisme régressif et un puritanisme galopant. Et son Climax se veut un soufflet à cette société progressiste en recul. On en revient aux titres des films en VHS du début du film. Noé veut montrer ces corps qu’on ne saurait plus voir. En cela, Climax est à apprécier comme un acte-performance qui refuse que les tabous entrent dans la salle de cinéma.
France / 2018 / Ré. et scé. Gaspard Noé / Ph. Benoît Debie / Mont. Denis Bedlow, Gaspar Noé / Son. Ken Yasumoto / Chor. Nina McNeely / Mus. Pascal Mayer / Int. Sofia Boutella, Romain Guillermic, Souheila Yacoub, Kiddy Smile, Claude Gajan Mall, Giselle Palmer, Taylor Kastle, Thea Carla Schott / 93 minutes / Dist. Raven Banner.
1 mars 2019