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Critiques

CLOSE

Lukas Dhont

par Cédric Laval

Lors de la présentation du film au festival Cinémania, en novembre dernier, le réalisateur Lukas Dhont expliquait s’être inspiré d’un essai de la psychologue américaine Niobe Way, décrivant la manière dont avaient évolué les relations d’amitié chez des garçons qu’elle avait suivis entre l’âge de 13 à 18 ans, marquées par une plus grande réticence à exprimer leur proximité. Cet ouvrage a fait écho à l’expérience personnelle du réalisateur, qui s’en est servi pour raconter l’histoire de Léo (Eden Dambrine) et Rémi (Gustav De Waele), 13 ans, amis depuis toujours, frères de cœur sinon de sang, dont la relation fusionnelle va susciter, parmi les camarades de leur nouvelle école, des commentaires stigmatisants, propres à ébranler leurs certitudes. Loin d’être un énième film sur le coming out adolescent (les protagonistes se situant en deçà d’un désir amoureux conscient), Close déplace l’enjeu narratif sur la possibilité d’envisager, sans la juger, une telle relation fusionnelle entre garçons de leur âge. La première partie du film relève le défi consistant à filmer cette fusion avec pudeur et intensité mêlées : dans de longs travellings latéraux, les silhouettes de Léo et Rémi tendent à se confondre ; la lumière de fin d’été baigne les corps et les sourires dans une même palette de couleurs gorgées de soleil ; les respirations des deux adolescents se rejoignent lorsque Léo cherche à donner à Rémi un peu de cette paix intérieure qui lui permettra de dormir.

Bientôt, toutefois, la mort de Rémi va faire voler en éclats ce récit lumineux. Ce basculement tragique, au-delà du choc qu’il peut susciter, était néanmoins préfiguré par de nombreux signes d’instabilité mis en exergue par le cinéaste. Des deux garçons, Rémi est celui qui vit le plus mal la transformation de sa relation avec Léo, sous l’influence du regard des autres. Sa sensibilité affleure dans des larmes incontrôlables, au petit déjeuner, ou dans un regard appuyé, en direction de son ami, lors d’un concert. Plus malaisante est cette scène où il s’enferme dans la salle de bains, provoquant l’un des rares éclats de voix de sa mère (Émilie Dequenne), qui le menace, s’il n’ouvre pas la porte : on pressent alors les failles de Rémi, que semblait dissimuler son sourire (l’un de ses camarades témoigne en disant qu’il avait toujours l’air heureux…). Dès lors, le film bascule dans une seconde partie plus âpre, moins aimable, où Léo doit faire face à la disparition de son ami en même temps qu’au sentiment de sa culpabilité.

Ce second long métrage le confirme : Lukas Dhont est un remarquable directeur d’acteurs, notamment lorsqu’il s’agit de diriger de jeunes comédiens sans expérience. Les deux adolescents sont d’autant plus impressionnants de justesse que leurs sentiments s’expriment par des silences, par le langage des corps davantage que par celui des mots. Les adultes ne sont pas en reste, notamment lors d’une scène de repas mémorable où le père de Rémi fond en larmes, incapable de supporter le poids des non-dits. C’est d’ailleurs l’une des rares scènes où les vannes cèdent, dans un film où la douleur semble surtout se mesurer à l’incapacité de pleurer. Le réalisateur évite ainsi l’écueil du mélodrame larmoyant (la musique ne vient jamais surligner les émotions) et rend la souffrance de Léo et de Sophie, la mère de Rémi, d’autant plus déchirante qu’elle reste muette, dans les tréfonds de leur être. Quelque temps après la mort de Rémi, ils assistent tous deux à un concert qui devrait provoquer les larmes, dans le souvenir poignant du disparu, mais un champ-contrechamp les isole de la foule, puis un audacieux travelling avant, très long et très lent, scrute le visage fermé de la mère dont les yeux restent secs. Dès lors, l’un des enjeux de la seconde moitié du film sera de savoir quand et dans quelles circonstances les deux personnages trouveront le chemin des larmes.

Soucieux de ne pas céder à la pente naturelle du scénario, Lukas Dhont crée ainsi des ruptures, chaque fois que l’émotion tend à déborder. Le montage abrupt nous fait basculer sur des scènes d’entraînement de hockey, comme pour incarner le combat intérieur qui se joue dans la tête de Léo, tiraillé entre l’acceptation et le refus de ses émotions. Le procédé peut sembler insistant, mais il a le mérite de l’efficacité. C’est d’ailleurs dans cette même patinoire où il s’entraîne que Léo reprend véritablement contact avec Sophie, pour la première fois depuis la mort de Rémi. Les visages sont fermés, les regards sont sur la défensive. C’est là l’originalité profonde de cette partie du film : le mélodrame se mâtine alors de tension, et certaines scènes s’apparentent presque à celles d’un thriller psychologique, potentiellement angoissant. Par exemple, lorsque Léo a l’autorisation de pénétrer dans la chambre de son ami après son décès, la présence de la mère, dans la profondeur de champ, crée la sensation d’une menace sourde, qui s’approche lentement de lui. De simples gorgées de verres d’eau, rythmant la discussion entre Sophie et Léo, suffisent aussi à faire sentir l’oppression du non-dit. Lorsque ce non-dit est brisé, lors d’un trajet en voiture, au milieu des bois, les affects explosent enfin : thriller et mélodrame, tension et larmes se mêlent dans un acmé émotionnel vers lequel se dirigeait tout le film.

Loin de se présenter sous une forme unidimensionnelle un peu trop prévisible, Close réussit donc à émouvoir, à intriguer, à interroger, en empruntant des voies parfois déstabilisantes, qui le rendent précieux. L’ambiguïté demeure le maître mot d’une fin que chacun appréciera en fonction du trajet émotionnel qu’il aura accompli : une réconciliation peut se faire dans la violence et la menace, un bâton à la main ; le plan d’une maison vide, définitivement refermée sur ses secrets, peut succéder à celui des cœurs qui s’ouvrent enfin, en avouant leurs sentiments ; un dernier plan rapproché sur Léo qui se retourne, face caméra, peut signifier la résilience aussi bien que l’emprise d’un passé dont il ne pourra se défaire. La figure formelle du gros plan ou du plan rapproché, qui domine dans la partie plus sombre du film (et à laquelle fait peut-être allusion le titre…), isole les personnages principaux dans leurs tourments intérieurs et nous renvoie, lessivé·e·s, à nos propres questionnements auxquels, seul·e·s, nous devrons trouver le moyen de répondre.


2 février 2023