Cloud Atlas
Andrew et Lana Wachowski
par Céline Gobert
D’un navire en 1848 à la demeure d’un compositeur en 1936, en passant par une Amérique seventies corrompue ou un Néo-Séoul futuriste des années 2144 : Cloud Atlas ne propose pas moins de six espace-temps différents, six costumes distincts pour ses acteurs (entres autres Tom Hanks, Halle Berry, Jim Sturgess, Hugh Grant, Hugo Weaving), six genres narratifs et cinématographiques. Puzzle cérébral, mille-feuilles gigantesque, mise en abyme ébouriffante : quel que soit le qualificatif que l’on appose sur le nouvel essai des Wachowski (après la trilogie Matrix et Speed Racer), accompagnés ici de l’allemand Tom Tykwer (Cours Lola cours) qui a réalisé la moitié des segments, impossible de ne pas y voir une déclaration d’amour ambitieuse et difforme à l’art, en général, au cinéma, en particulier.
Adaptée du roman Cartographie des nuages de David Mitchell, la structure complexe du scénario – et pourtant toujours fluide à l’écran (merci aux raccords bien pensés et autres transitions négociées avec talent et esprit ludique) – tient en place grâce aux grands thèmes qui la traversent : émancipation et affranchissement de la figure opprimée (qu’il s’agisse d’une femme-clone, d’un esclave, ou d’une journaliste), prise en main de sa destinée, effet-papillon et réincarnation, karma, quête du sens de l’existence.
Les Wachowski et Tykwer s’amusent ainsi, sur la forme et le fond, à faire proliférer de multiples correspondances, échos et effets miroirs dans leur récit. Chaque vie est reliée à une autre par des enlacements et redondances, des liens constants et élaborées entre objets, existences, thématiques. Le livre que l’un écrit dans un segment est lu par un autre dans la parenthèse suivante. La musique qu’il faut pour l’un composer permet à l’autre l’accès à la postérité. Cloud Atlas ne fait pas que se balader dans le temps, il transcende la linéarité temporelle, la fresque chronologique mise en place, pour mieux saisir la destinée humaine dans son ensemble, avec cette omniprésente idée d’un « karma» qui nous poursuit à travers les âges, le but ultime de nos réincarnations successives ne semblant, finalement, qu’être : devenir la meilleure version de soi possible.
Parsemant des points d’interrogations comme autant de pistes de réflexion, les réalisateurs passent d’un simple « quels sont nos places et rôles à jouer au sein d’un univers souverain ? » à un plus profond : « notre identité est-elle façonnée, au-delà du temps et de l’espace, par des fragments de soi, des bouts d’autrui, des forces contraires venues d’hier et conditionnant demain ? ». La rébellion (contre le père, le système ou l’ordre établi) constitue alors bien plus que le fil rouge et le ciment d’un film démentiel, mais bien son essence même.
Car, oui, Cloud Atlas, véritable symphonie visuelle à plusieurs mouvements, prône la transgression, via la transgression même des codes de cinéma : le mélange des genres auquel il s’adonne en est le parfait exemple. Se refusant à toute étiquette, qui pourrait le placer dans les cases qu’il abhorre, le film navigue entre SF noire, thriller à l’ancienne, drame d’époque, comédie british. Il est inqualifiable, non résumable, inédit. Il épouse, par sa construction même, son propos. « Toutes les frontières sont des conventions à transcender », fait-il ainsi dire à l’un de ses protagonistes, symbole libertaire qui s’érige contre déterminisme et résignation. « Une seule personne qui croit à mon discours est suffisant », fait-il dire à un autre. Comme si les cinéastes anticipaient déjà l’échec cuisant de leur œuvre en salles (deux jours et demi seulement à l’affiche aux Etats-Unis). Comme s’ils s’adressaient, via cette folle fresque traversant les âges, au révolutionnaire tapi en chacun de nous. Cloud Atlas est un film ultra-contemporain, parfaitement ancré dans son époque, qui hurle sa révolte, la prouesse technique comme arme. Dans un foisonnement d’idées et d’histoires, il se refuse à tout conformisme, à toute pensée normative, unique, et clame la nécessité de se rebeller au présent.
En cela, il rejoint parfaitement l’esprit de l’œuvre entière des Wachowski : du vénéneux Bound où l’héroïne se délivrait de l’emprise de son mari via l’acceptation de son lesbianisme, à la révolution (esthétique et métaphorique) que constituait Matrix, à l’hybridation flashy de leur Speed Racer. Même leur propre vie trouve un écho dans cette apologie de la liberté et de la libération puisque Lana Wachowski, ex-Larry, a elle-même dépassé les barrières naturelles et sociales en se changeant en femme, affichant sa transsexualité à la face du tout Hollywood.
Impossible donc avec les Wachowski, de ne pas être constamment dans la démesure, l’excès, dans le désir, si ce n’est le besoin voire même l’obligation, de transcender ses propres limites. Et ce, afin de pouvoir, peut-être, répondre un jour à la question obsédante du « qui suis-je ? ».
La bande-annonce de Cloud Atlas
22 juin 2013