Coeurs
Alain Resnais
par Juliette Ruer
Il s’agit de suivre les personnages. De se laisser mener. Et quand vient le mot fin, on sortira sonné, comme après un long voyage, avec en tête des résonances singulières qui ne sont qu’à soi, bien différentes de celles de son voisin de rangée. Puis vient la certitude que ce cinéaste domine encore de très haut le cinéma d’aujourd’hui. Pourquoi ? Parce qu’il dessine, toujours avec la même palette, une autre proposition ouverte sur l’humanité, sur le cinéma, sur la mise en scène. Parce que l’artiste est généreux, parce que c’est de l’art moderne. Prenez ce que vous voulez !
Pourtant, on le sait, un film signé Resnais, c’est de l’horlogerie suisse. Méticuleusement préparé, celui-ci est tiré d’une pièce britannique du même Alan Ayckbourn qui fit Smoking, No Smoking. Un ballet orchestré à la seconde, des acteurs au garde-à-vous et des décors qui les étouffent. Personne n’est libre dans les dédales de Resnais. Sauf nous, les spectateurs. Tout est calculé : voila des paires un frère et une sur, deux employés, un fils et son père, un ex militaire et sa fiancée qui vont peut être se croiser et s’influencer. Pas sûr. Comme souvent chez Resnais, si l’on fonctionne en binôme, on reste seul. Et Coeurs n’est ni un film choral, ni une galerie de portraits, ni un chassé-croisé. C’est un carnet de croquis dont les pages sont tournées à chaque bordée de neige. Les personnages se sont-ils livrés le temps d’une page? Pas sûr, non plus. Le temps passe, rien ne semble évoluer.
Il neige tout le temps sur Paris, donc. Et Resnais qui n’aime pas les symboliques laisse encore une fois à notre imagination le soin d’analyser cette poudrerie perpétuelle qu’il aurait choisit d’instinct, comme dans l’Amour à mort, comme les méduses d’On connaît la chanson. Elle colle si bien au sentiment de paralysie générale, cette ouate, pesant sur les épaules comme une chape de cendre, que jamais élément ne fût aussi bien utilisé.
Grand film sur la solitude où les personnages ne se dévoilent à personne; ils essaient, mais en plus d’être enneigés, ils se cachent derrière des paravents, des fenêtres givrées, des rideaux, mais aussi derrière l’alcool, la grossièreté (Claude Rich!), la politesse (son fils, Pierre Arditi) ou la religion. Jamais ils ne traversent la ligne. Il y a bien encore quelques relents de rats de Laborit dans cette histoire de chacun dans sa cage.
Inimitable metteur en scène qui trace le tragi-comique de l’existence en plans soyeux et musicaux Que ceux et celles qui classent Resnais dans l’académisme et l’élitisme restent coincés dans la neige. Que ceux qui confondent intellectuel et ennui s’ouvrent à Resnais. Avec un film aussi épuré, moderne et intelligent, ils pourraient bien attraper un coup de coeur.
2 février 2007