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Critiques

Coffret Elia Kazan

Elia Kazan

par Juliette Ruer

À l’occasion de la sortie d’un coffret de 18 films d’Elia Kazan, une initiative de Martin Scorsese (qui signe aussi A Letter to Elia, nouveau documentaire à la gloire du cinéaste), c’est le moment de se faire une cure intensive. Et si Kazan n’est pas dans votre top 5 des cinéastes, c’est encore mieux; cela permet une écoute curieuse/sérieuse. Car l’artiste est déroutant et son cinéma est à la fois théâtral, ampoulé et terriblement humain, lyrique et réaliste. Kazan est aussi passionné par la psycho (ah! les rapports père-fils… papa Kazanjoglous n’était pas de la meilleure écoute, dit-on) que par l’actualité, la bonne histoire et le fait divers d’un siècle riche. Au cinéma et dans la vie, il a été un homme qui choisit — accusé de délation à la HUAC (House Un-American Activities Committee) en 1952, cet ex-membre du P.C.  s’est expliqué dans le New York Times, puis a repris rapidement le fauteuil de réalisateur pour mettre en scène des rebelles prêts à redresser les torts, des justiciers loyaux… Ses contradictions ont abimé sa réputation, mais ont bâti l’œuvre. Par la puissance de son lyrisme, il impressionnera de jeunes talents, Scorsese et Coppola. 18 films, c’est plus qu’un aperçu : Kazan, c’est la vie décortiquée, parfois sans finesse, mais souvent avec un génie naturel de justesse et d’à-propos.

Ces moments de grâce géniale — car ce sont des moments et rarement des films complets —, sont transcendants. Il faut dire que les acteurs choisis sont des chevaux de course et que Kazan était un dresseur hors pair. Le monsieur avait co-créé l’Actors Studio et était acteur lui-même, ne l’oublions pas. Visionnement après visionnement, Marlon Brando en Stanley Kowalski est un diamant brut. « Stellaaaaaaa !! » Les larmes de James Dean dans East of Eden sont toujours bouleversantes. Dans Splendor in the Grass, Warren Beatty, la jeunesse chevillée au corps, a la frustration sexuelle plus que crédible. Avec Kazan, rarement on aura vu au cinéma autant de héros tourmentés prêts à expliquer leur chagrin, à cracher le morceau pour que le mal cesse! Ça pleure, ça hurle, ça devient fou et ça se frappe contre les murs. Ça verbalise le tourment à tour de bras. Un véritable cabinet de psychanalyste à ciel ouvert.

Mais outre ses instants, les films d’Elia Kazan, surtout ceux des débuts, ont tendance au déroulement appuyé, à la démarche pesante et au montage poussif. Kazan veut tout montrer, tout entendre et bien éclairer les malentendus. Le spectateur à la devinette rapide va plus vite que lui. On voit bien que le point de non-retour arrive et qu’il sera expliqué en long en large et en couleur. Tous les tiroirs ouverts sont soigneusement fermés les uns après les autres. Heureusement, ses films sont généralement construits sur du solide. Kazan avait du flair pour les acteurs, mais aussi pour les scénarios et les auteurs. Au théâtre puis au cinéma, il s’est fait connaître en adaptant des chefs d’œuvres, et en devenant maître étalon de ces mises en scène : Mort d’un commis voyageur d’Arthur Miller, Un tramway nommé désir de Tennessee Williams, East of Eden de John Steinbeck. Il a bien choisi aussi les petites histoires qui faisaient de belles paraboles, des faits vécus bourrés d’humanité, de justice et de grandeur d’âme. Un prêtre assassiné dans une petite ville du Connecticut avait fait trembler le panier de crabes de la politique locale. On courrait à l’erreur judiciaire : voilà un fait divers qui a donné Boomerang, un bon film de procès qui décortique le droit à la justice bien menée, et qui, porté par l’aisance de Dana Andrews, est devenu une oeuvre fluide. On avait, semble-t-il, raconté à Kazan l’histoire d’amour de deux adolescents du Kansas, coincés entre leurs désirs et les conventions, en plein crash boursier de 29. La jeune fille perdit un peu ses esprits et le jeune homme devint fermier. Les désirs d’émancipation de la jeunesse sont le thème d’une époque, mais rarement un couple fut aussi solaire et personnifia avec autant de fougue l’amour jeune que Nathalie Wood et Warren Beatty dans Splendor in the Grass en 1961.

Les films de Kazan semblent expliquer le monde des adultes aux ados. Dans Gentleman’s Agreement, le sujet du cours se nomme « reconnaissez l’antisémitisme et combattez-le »! Voilà cependant un film didactique qui a tendance à s’étirer, mais qui ne manque pas de culot, en 47, si peu de temps après la Seconde Guerre mondiale. Ce qui lui valut trois Oscar, dont celui de meilleur film et de meilleur réalisateur.

Dans le coffret au retrouve aussi Marlon Brando en mexicain, dans Viva Zapata (1952) et ex-boxeur dans On the Waterfront (1954), œoeuvre magnifique, qui a elle seule donne envie de se battre contre la corruption des syndicats. C’est en Terry Malloy, peut-être plus qu’en Stanley Kowalski, qu’explose le phénoménal talent de Brando. On termine la ballade par America America, son oeœuvre la plus autobiographique (Les Kazanjoglous, Grecs d’Istanbul, sont arrivés aux États-Unis en 1914), c’est aussi son œoeuvre la plus achevée et un chef d’oeuvre d’émotions qui devrait être refilé à chaque émigrant qui arrive en terre états-unienne.

Et puis, dans une cure intensive de films américains de 1945 à 1963, le bonheur est de scruter les repères, tics, us et coutumes révolus. Kazan, c’était aussi le temps de la finesse des bourrus, des Karl Malden, Lee J. Cobb, Walter Matthau et autre Eli Wallach, qui en menaient large dans un monde de Fedora beige et de pardessus noir. Du Mad Men d’origine.

 


11 novembre 2010